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L’HUMANITÉ, ENTRE ROYAUME ET TÉNÈBRES
Article paru dans la Lettre 3AF N°4-2023
par Jacques Arnould, Expert Éthique au Cnes
Ingénieur agronome, historien des sciences et théologien, Jacques Arnould est chargé des questions éthiques au Centre national d’études spatiales (CNES) depuis vingt ans. Il a récemment publié « L’espace n’est pas un dépotoir » (L’Harmattan, 2023).
« Les dinosaures se sont éteints parce qu’ils n’avaient pas de programme spatial. » Pour avoir parfois été attribué à Arthur C. Clarke, le mot de Larry Niven est devenu célèbre. Il sert parfois d’argument aux aficionados de la conquête de l’espace, qu’ils rêvent de colonies extraterrestres aux allures de réserve naturelle pour notre espèce ou d’arches pilotées par des Noé modernes qui voguent vers de lointains monts Ararat… En réalité, malgré ses allures de boutade ou d’injonction à préparer notre fuite vers les étoiles, ce mot véhicule d’abord une invitation à réfléchir à la modestie (la médiocrité, disaient les savants d’antan) de notre condition humaine. Ne nous laissons pas impressionner par le nom savant que nous nous sommes attribués, Homo sapiens sapiens : il fleure bon les vitrines et les herbiers, les squelettes et les feuilles séchées des anciens muséums d’histoire naturelle, mais il menace de nous enfermer dans une tour d’ivoire bien fragile, à nous installer sur un piédestal de fumée. Plusieurs siècles d’investigations scientifiques nous expliquent que nous ne sommes pas des créatures angéliques malencontreusement tombées d’un ciel que nous pourrions rejoindre à force d’efforts spirituels ou astronautiques ; nous sommes les produits, peut-être même les sous-produits, de la rencontre un peu brutale entre notre planète et un morceau du ciel. Nous devons déjà remettre nos pendules à l’heure et nos pieds sur terre, avant de rêver de chevaucher les nuées du ciel, d’élaborer d’exorbitants programmes spatiaux.
Restons encore un instant sur cette histoire d’astéroïde et tentons de qualifier cette collision : elle fut dramatique pour les dinosaures qui régnaient sur Terre il y a soixante-cinq millions d’années, mais bénéfique pour les petits mammifères de l’époque (et leurs descendants) qui subissaient le joug biologique de ces « terribles serpents ». Et demandons-nous dans quelles conditions s’est passé cet événement. Comme nous disons d’une traversée, d’une escapade ou d’une ascension, qu’elles ont pu être réalisées « par beau temps », dirons-nous que cette rencontre cosmique a eu lieu « par hasard » ou bien « par nécessité » ? À bien y réfléchir, une réponse claire et décisive ne s’impose pas. Les héritiers de Kepler et Newton ont raison de défendre la nécessité comme la condition de l’événement : la Terre et l’astéroïde tueur de dinosaures suivaient les lois de la mécanique céleste ; si les dinosaures avaient compté dans leur rang des astronomes, ils auraient pu prévoir que le ciel leur tomberait sur la tête. Ne faisons-nous pas de même lorsque nous traquons les NEO (pour Near Earth Objects ou géocroiseurs) et évaluons la distance et le moment où ils passeront à proximité de notre planète ?
À cette vision déterministe, les lecteurs d’Antoine Cournot peuvent opposer la définition du hasard élaborée par le mathématicien : « Les événements amenés par la combinaison ou la rencontre d’autres événements qui appartiennent à des séries indépendantes les unes des autres, sont ce qu’on nomme des événements fortuits, ou des résultats du hasard. » À énumérer la liste des facteurs qui peuvent influencer le trajet d’un corps céleste, n’est-il pas raisonnable de considérer les trajets respectifs de la Terre et d’un géocroiseur comme indépendants l’un de l’autre et, par suite, la rencontre de ces deux corps comme advenant par hasard ?
La ronde des astres se déroule-t-elle par hasard ou par nécessité ? Si nous ne sommes pas capables de répondre à cette question, comment le serions-nous à propos de l’apparition de notre espèce à la surface de la Terre ? Je soupçonne que cette question hantera longtemps encore nos académies et nos laboratoires, nos agoras et nos bars des sciences. Si, à cet endroit, nos savoirs doivent avouer leur impuissance, reconnaître leurs limites, en revanche, il y a belle lurette que notre pouvoir s’est emparé de cette question : l’odyssée humaine commence avec l’émergence d’une culture qui, tour à tour, s’associe aux processus propres à la nature ou s’y oppose. Demain ne se « fait » plus seulement par hasard ou par nécessité, mais aussi selon la volonté humaine ; demain n’est pas seulement un avenir (ce qui nous advient, ce qui nous tombe dessus), mais aussi un futur (ce que nous imaginons, élaborons, réalisons). Telle est l’essence, tel est le sens de l’odyssée humaine.
Nous ne l’ignorons pas : les plus sages parmi nous n’ont pas tardé à nous mettre en garde vis-à-vis des excès d’un tel projet. Le mythe d’Icare, bien connu des lecteurs de la Lettre 3AF, dénonce ainsi les dangers de l’hubris, de l’orgueil : gare à celui, à ceux qui prétendent dépasser des frontières qui leur sont interdites, maîtriser des pouvoirs qui les débordent. Le déterminisme physique, chimique, biologique peut se révéler le plus terrible des cerbères pour nous empêcher d’échapper à notre condition humaine.
Avant d’acquérir la maîtrise du vol, celle du feu a marqué une étape essentielle de notre histoire ; une étape elle aussi inscrite sur les tablettes des mythes avec, en tout premier lieu, celui de Prométhée. Qu’il provienne des dieux ou du ciel, qu’importe : le feu a été possédé, conservé, reproduit, autrement dit maîtrisé par Homo erectus, il y a 400 000 ans. Il est évidemment impossible de retracer en quelques lignes tout ce que cette maîtrise a apporté à l’humanité, pour le meilleur et pour le pire. Cette fois, c’est bien Arthur Clarke qui écrit, en évoquant le feu ultime, le feu nucléaire, l’énergie atomique : elle « peut nous emmener dans les étoiles, ou bien elle peut nous envoyer rejoindre les grands reptiles et les autres expériences malheureuses de la Nature. C’est à nous de choisir. »
Le défi pour notre espèce est bel et bien là : dans cet impératif qui nous est fait de choisir. Jacques Monod, au terme de son ouvrage précisément intitulé « Le hasard et la nécessité », ne mâche pas ses mots : « L’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’univers d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part. À lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres. »
Ce Royaume et ces ténèbres n’ont pas tardé à se présenter en face de nos ancêtres, même si leurs consciences paraissaient à peine plus éclairées que celles de leurs commensaux animaux. Pourtant, ils ont peu à peu posé des actes singuliers qui montraient leur capacité à se projeter dans le futur, à le préparer et non pas seulement à le subir : en enterrant leurs morts, ils cherchaient à les préparer à un possible lendemain, à rendre ces lendemains plus accueillants. Ces mêmes ancêtres ont érigé en règle, en norme des attitudes jusqu’alors très rares dans le monde du vivant dont les moteurs de l’histoire, de la transformation, de l’évolution sont avant tout la contingence et la sélection : le souci du plus faible, du malade est venu s’opposer au struggle for life, à la lutte pour la vie et la survie décrite par Charles Darwin. Nous sommes les héritiers de vivants qui ont fait le choix d’un Royaume fondé sur l’altruisme et la compassion, en s’opposant à des tendances, des forces, des déterminismes naturels plus ténébreux.
Mais les ténèbres, nous le savons trop bien, ne nous ont pas pour autant quittés : notre conscience, aussi éclairée soit-elle par les sagesses les plus nobles, les plus hautes, n’en reste pas moins assombrie, appesantie par des postures, des instincts, des réflexes aux puissantes racines : les reptiles dont nous croyons avoir été débarrassés par un astéroïde se sont réfugiés dans les parties les plus primitives de notre cerveau. Nous pouvons donner raison à Marcellin Boule lorsqu’au début du XXe siècle il interroge en des termes un brin provocateurs ses contemporains trop frileux de découvrir leurs racines préhistoriques : « N’est-il pas infiniment plus honorable de descendre d’un singe perfectionné que d’un ange déchu ? » Mais nous ne pouvons pas pour autant ignorer notre inclination vers certaines ténèbres héritées de l’ancêtre que nous avons en commun avec les singes…
Les siècles, les millénaires se sont succédé depuis le début de notre odyssée, de la maîtrise du feu jusqu’à la conquête de l’espace. Pouvons-nous pour autant estimer avoir échappé au sort des dinosaures ? Rien ne le prouve car, si nous possédons une cartographie chaque jour plus précise des corps célestes qui pourraient menacer dans l’avenir notre planète, nous devons bien admettre que nous ne possédons pas encore les moyens d’empêcher la catastrophe ou d’y échapper : ne nous empressons pas de croire notre avenir (notre ad-venir) dégagé de tout danger venu du ciel !
Notre futur (ces lendemains que nous aurons forgés) ne l’est pas davantage. Nos savoirs, nos savoir-faire nous ont permis de dépasser tant de limites imposées par la nature que nous en venons à rêver de posséder les attributs jusqu’alors réservés aux dieux : l’omniscience, l’omniprésence, l’omnipotence. Nous les acquérons grâce à des instruments, des robots construits pour réaliser toutes les tâches que nous refusons d’accomplir ou sommes incapables d’accomplir. L’exploration de l’espace apparaît aujourd’hui comme l’un des terrains les plus propices pour développer la mise au point de ces machines dotées de pouvoirs artificiels presque exorbitants. Nous imaginons aussi acquérir, posséder nous-mêmes ces attributs divins en améliorant, en augmentant nos propres pouvoirs. Comme dans le projet transhumaniste.
Aux yeux de ses promoteurs, ce projet constitue le futur de l’humanité… en se débarrassant de tout ce qui en paraît des limites, des entraves, des imperfections, en particulier la maladie, le handicap et, en fin de compte, la mort. L’immortalité constitue en effet le but ultime, le graal de la démarche transhumaniste. Il y aurait tant de choses à dire, à commenter à propos du transhumanisme… sans omettre son apparente naïveté. Sonne-t-il le glas de l’espèce humaine ? J’aurais tendance à le croire tant par l’allure qu’offre la créature transhumaine que par l’oubli apparent, le dédain peut-être, des humains qui le resteront. Le transhumanisme n’échappe pas, me semble-t-il, à la tentation de l’élitisme, un élitisme qui a toutes les allures du struggle for life décrit par Darwin et au pouvoir duquel notre espèce aurait été capable d’échapper, au moins partiellement. Devrions-nous réellement oublier notre victoire ancestrale sur la nature, oublier notre noble tâche d’être humain ? Jacques Monod avait donc raison : une fois encore, nous devons choisir entre le Royaume et les ténèbres
L'ESPACE N'EST PAS UN DÉPOTOIR !
Jacques Arnould
Collection : Questions contemporaines
Édition : L'Harmattan
Un jour, les Terriens ont découvert que leurs fusées et leurs satellites laissaient des débris au-dessus de leurs têtes : ils avaient réussi à faire de l'espace un dépotoir. Avant que le cinéma ne s'en empare, les acteurs du spatial se sont inquiétés de ce phénomène, devenu prolifération. Et l'arrivée massive de nouveaux acteurs sur les orbites autour de la Terre ne fait qu'augmenter leur souci. Et si, à côté des solutions techniques et politiques qui s'imposent, nous nous demandions ce que dit cette pollution extraterrestre sur notre humanité…
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