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ALAIN JUILLET - L'INTELLIGENCE ÉCONOMIQUE ET STRATÉGIQUE DANS LE MONDE

11 avril 2023 Lettre 3AF
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Article paru dans la Lettre 3AF N°2-2023

Lors du colloque IES 2022 qui s’était tenu les 14 et I5 novembre, Alain Juillet avait fait un brillant exposé sur l’intelligence économique et stratégique dans le monde. Les contraintes de volume éditorial ne nous avaient pas permis de le présenter dans le compte rendu du colloque paru dans la Lettre 3AF précédente, nous le publions ici dans son intégralité.

Dix ans après les Américains, Henri Martre, Robert Guillaumot, le Général Pichot Duclos, le préfet Rémy Pautrat et quelques autres ont lancé l’intelligence économique en France au début des années 90. Il s’agissait d’améliorer la compétitivité des industriels en collectant des informations par des moyens légaux auprès des sources disponibles. Leur analyse méthodique et contradictoire permettait d’élaborer des synthèses destinées à fournir aux décideurs économiques des éléments de réflexion recoupés et les plus objectifs possibles. 

 

À l’époque on voulait comprendre la situation du moment et la maîtriser parfaitement en identifiant les menaces et opportunités du marché puis en les croisant à nos forces et faiblesses.  Contrairement aux américains qui privilégiaient la connaissance des concurrents, les français y ajoutaient celle de l’environnement chère à Steven Dedijer. On la complétait par l’analyse indispensable de l’histoire qui permet de déterminer d’où nous sommes venus et donne de précieux enseignements.  Quelques années plus tard, le rapport Carayon a démontré qu’il fallait y ajouter une dimension offensive face à des concurrents extérieurs décidés. 

 

Très vite il est apparu que nous étions dans une vision à court terme qui approfondissait la connaissance instantanée, or pour acquérir une capacité d’anticipation l’intelligence économique ne pouvait rester au stade du constat. Il fallait l’ouvrir vers le futur pour sortir de la tactique et aller vers la stratégie. L’incorporation d’une vision prospective s’appuyant sur des objectifs à moyen ou long terme et à l’évolution de l’environnement a amplifié le champ de vision et créé une dynamique. Elle a permis d’identifier les changements de paramètres, les tendances émergentes, les nouveaux usages, et leur impact réel ou potentiel sur nos analyses. 

 

Les enjeux, les ruptures ou les réalités alternatives peuvent aujourd’hui être suivies, identifiées et adaptées en permanence avec modification éventuelle des paramètres d’analyse. La veille thématique, nationale ou internationale, quand elle est faite efficacement permet de détecter les évolutions à moyen et long terme et ces fameux signaux faibles devenus assourdissants depuis que la multiplication du nombre de données en a changé la taille. La modernisation des techniques permet d’assurer la veille de manière quasi automatique et de réactualiser les dossiers en permanence. C’est un immense progrès pour l’expert et surtout un avantage concurrentiel donné au décideur qui a su financer les investissements nécessaires. Indiscutablement le flux continu et la variété des informations utiles permet d’enrichir la stratégie et de l’adapter au niveau tactique aux évolutions identifiées. 

 

Nous étions focalisés sur l’économique l’industriel et les technologies en utilisant des moyens souvent dérivés du renseignement militaire. Il est apparu que la méthode et les schémas d’intelligence économique pouvaient s’appliquer à la plus grande partie des activités humaines. C’est ainsi que l’on a vu émerger l’intelligence juridique, touristique, sportive, sociale, culturelle et bien d’autres. Les approches des spécificités de chacune d’entre elles ont permis de perfectionner les méthodes et d’innover à travers des outils originaux en particulier dans la visualisation des synthèses. Ainsi l’Intelligence économique et stratégique est devenue indispensable dans quantité d’activités en acquérant une dimension pluridisciplinaire. 

 

Le digital s’est révélé particulièrement fructueux en intelligence technologique dans la veille la collecte et l’analyse des brevets car elle apportait une dimension nouvelle dans la recherche et développement comme dans les choix stratégiques. Aujourd’hui la modernisation des techniques permet d’assurer la veille de manière quasi automatique et de réactualiser les dossiers en permanence. C’est un immense progrès pour l’expert et surtout un avantage concurrentiel donné au décideur qui a su financer les investissements nécessaires. Indiscutablement le flux continu des informations utiles permet d’enrichir la stratégie et de l’adapter au niveau tactique aux évolutions identifiées. 

 

La facilité d’échange instantané au niveau planétaire a progressivement fait apparaître une intelligence collective dans laquelle chacun s’enrichit des différences des autres et contribue par ses apports à améliorer la connaissance ou l’interprétation de l’ensemble. Cette capacité de partage dans un environnement ouvert ou fermé est particulièrement riche dans la recherche et l’innovation. Elle permet également d’identifier des évolutions, des tendances ou des ruptures se révélant ailleurs dont nous pourrons subir les conséquences directes ou indirectes. Le cherchant travaillant seul dans le silence de son laboratoire fait désormais partie du passé. 

 

À ce stade se pose la question du secret car, si l’échange est nécessaire, les cybercriminels sont là pour nous rappeler la facilité avec laquelle ils détournent et vendent des données. Ceci rend plus complexe nos activités puisqu’il faut savoir définir précisément la part qui doit être protégée, et pour partie rester secrète, puis mettre en place les sécurités requises. Ajoutons que ceci implique non seulement de trouver les bons outils, mais aussi de valider si leur origine géographique ne présentent pas un risque ne serait-ce qu’au niveau de leur accessibilité. Ne rêvons pas, l’histoire nous apprend qu’une démocratie se voulant totalement transparente finit toujours en dictature. Si l’on n’y prend pas garde, dans le monde de l’IES, comme au poker il y aura toujours un acteur qui en finale rafle la totalité de la mise. 

 

Parallèlement nous avons découvert progressivement comment certains utilisaient ces nouvelles possibilités pour lancer de fausses nouvelles, pour influencer des publics plus ou moins ciblés, et pour réaliser à travers le côté social des nouveaux réseaux des actions de désinformation. Dans ce but ils exploitaient cyniquement l’absence de contrôle des sources et le manque croissant de crédibilité des politiques et des médias.  Ceci a renforcé l’exigence du recoupement et de la neutralité qui sont indispensables pour extraire la réalité de la gangue de la pensée conventionnelle ou unique. Cette capacité d’analyse des opinions est compliquée par les processus de sélection des informations et des échanges par les grands opérateurs et les médias. La volonté d’imposer leur vision partiale et partielle fausse le débat. Elle rend difficile l’analyse puisqu’il va falloir aller chercher plus loin les éléments permettant de retrouver l’objectivité nécessaire puis convaincre que vous avez raison. 

 

En attendant l’arrivée du quantique qui va nous obliger à repenser tous nos modèles devenus obsolètes et à changer de vision sur les modes et les processus, nous commençons à bénéficier d’un nouveau bond en avant avec l’intelligence artificielle qui multiplie nos possibilités de détection d’analyse et de visualisation tout en accélérant l’optimisation des processus et des méthodes et en réduisant les marges d’incertitude. C’est ainsi que l’utilisation croissante d’outils comme la cartographie permettant de présenter les conclusions et synthèses sous une forme en donnant la compréhension immédiate développe l’attractivité et ouvre de nouveaux champs d’actions.

 

L’intelligence économique augmentée devient une réalité nécessaire pour ceux qui recherche l’efficacité et la compétitivité maximale car elle permet d’aller plus vite et plus loin. C’est particulièrement vrai lorsqu’il s’agit d’imaginer l’avenir, de réaliser cette fameuse prospective qui permet de valider l’évolution des différents paramètres. Il y a quelques années on construisait des logiques de scénarios sur ce qui paraissait les hypothèses les plus probables. Aujourd’hui grâce aux données disponibles sur le passé, le présent et l’avenir on peut s’appuyer sur les faits et les faits sont têtus. Les nouveaux logiciels vont à partir d’un objectif ou d‘une question automatiser l’ensemble du process de recherche et de validation à partir des données en utilisant des modules d’intelligence artificielle pour reconnaitre, évaluer structurer, construire des stratégies innovantes à 360° On va ainsi gagner en vitesse et en efficacité.  

 

Bien sûr ceci n’est pas du goût de ceux qui veulent tordre la réalité dans le sens qui leur va, mais c’est d’une grande richesse pour l’analyste qui retrouve ainsi la primauté du factuel sur l’imagination. Nous avons beaucoup de chances car le monde d’après ouvre un niveau d’opportunités in inégalées pour ceux qui sauront sortir de leur confort pour se remettre en cause. Plus que jamais, dans ce monde d’après, à la réalité de plus en plus complexe, le décideur ne pourra se satisfaire de la vision binaire. Elle simplifie trop en croyant faciliter la compréhension dans une vision manichéiste qui est une insulte au génie humain. Dans le futur seule l’IES pourra lui apporter des éléments attendus. 

 

Il est maintenant devenu une évidence pour tous ceux qui ouvrent les yeux que nous commençons à vivre dans un monde de concurrence exacerbée où tous les coups sont permis, en particulier de nos amis et nos plus proches alliés. La pratique de l’IES nous oblige à regarder le monde tel qu’il est et non tel qu’on voudrait qu’il soit. Dans le grand bouleversement en cours où l’Asie prend la première place économique, les rapports de puissance entre les occidentaux et le reste du monde évoluent, et les technologies changent les usages et les habitudes, il faut regarder la réalité en face. Ne pratiquons la politique de l’autruche, ce déni des peuples qui vont mourir. 

 

La fin du XXème siècle et l’évolution du monde ont ajouté à la guerre militaire la dimension économique, technologique, culturelle, sociale, et médiatique.  Nous sommes confrontés à des crises de tous ordres auxquelles se sont ajoutés récemment les problèmes sanitaires et climatiques. Tout s’accélère dans une instabilité croissante qui bouleverse nos vies et notre environnement. Nous sommes obligés d’en inclure l’impact sur les problèmes qui nous concernent pour pouvoir anticiper leurs conséquences et les adaptations requises. 

 

C’est pourquoi nous devons intégrer dans l’IES la dimension géopolitique et géostratégique, le champ d’action étant devenu planétaire. Son utilisation est essentielle, comme l’ont bien compris les militaires, car la préservation de notre compétitivité industrielle et commerciale implique d’identifier et de préserver des domaines de souveraineté qui garantissent notre futur. 

 

Tout expert de l’IES sait qu’en pratiquant méthodiquement cette discipline avec les moyens les plus performants on fait apparaitre des possibilités défensive et offensive permettant d’améliorer ses positions et de créer de la valeur sous une forme ou une autre. C’est donc devenu un instrument de souveraineté dans tous les domaines où elle est utilisée. On ne peut que regretter qu’aux plus hauts échelons des entreprises et de l’Etat certains ne l’aient toujours pas intégré au niveau conceptuel.  


On doit donc se réjouir de voir le Sénat s’emparer du problème en voulant sensibiliser tous les acteurs par un programme national d’intelligence économique. Ceci démontre que certains de nos sénateurs ont compris la réalité stratégique de la compétition mondiale et la nécessité de se donner les moyens d’y faire face dans tous les domaines. Il faut souhaiter qu’ils seront entendus dans l’intérêt des générations futures. C’est nécessaire mais ne sera pas suffisant car le réalisme doit nous amener à comprendre qu’il faut savoir sortir des limites d’une vision territoriale régionale nationale ou continentale pour avoir une intelligence du monde. Si les menaces traditionnelles ou nouvelles sont multiples, les opportunités sont partout pour celui qui croit en l’avenir. Encore faut-il les identifier en allant les chercher. Plus tu avances et plus l’horizon recule dit le proverbe chinois. Accueillir ces nouveaux horizons, anticiper leur impact et leurs conséquences sont au cœur du métier des acteurs de l’IES. Ils nous promettent un bel avenir.

 

Vous me permettrez pour conclure d’insister sur un point qui me tient à cœur. Pour remplir une mission essentielle pour les entreprises d’aujourd’hui et de demain nous disposons de plus en plus d’outils et d’aides plus ou moins artificielles et efficaces.  Dans beaucoup de domaines ils peuvent être ou devenir meilleurs que nous grâce à l’effet d’apprentissage l’amélioration des technologies et l’agilité des pratiques. Cependant, si l’on en croit les experts des GAFAM et des autres groupes, une chose reste certaine : personne ne sait reproduire l’intuition de l’analyste qui reste une part essentielle de l’Intelligence économique et stratégique.         

Alain JUILLET,

Président d'Honneur de l'Académie de l'Intelligence Économique

 

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