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Prix 3AF “ Excellence Scientifique ” 2018 : Les atomes froids
L’ONERA s’est engagé intensément, depuis maintenant une quinzaine d’années, dans le développement de senseurs inertiels atomiques permettant d’exploiter le grand potentiel métrologique issu de l’utilisation de l’interférométrie atomique et des atomes refroidis par lasers. Depuis 2016, plusieurs pas très importants ont été franchis, en démontrant le caractère opérationnel de cette technologie dans des environnements représentatifs d’applications aéronautiques et spatiales.
Ces recherches ont été récompensées par la 3AF qui a décerné à l’équipe de l’ONERA le prix “ Excellence scientifique ” 2018. Le dossier était soutenu par Bruno Chanetz, membre émérite 3AF.
Gravimétrie et Inertie atomique : ...
Une girafe se jette à l’eau et puis s’envole !…
Introduction
Depuis les années 1980 et les premières démonstrations de refroidissement atomique à l’aide de laser, de nombreuses expériences scientifiques ont permis de jeter les bases de l’optique atomique et d’explorer son fort potentiel tant pour la physique fondamentale, que pour les applications métrologiques. Cette technologie est dite quantique car elle exploite le caractère ondulatoire de la matière et repose sur des concepts scientifiques récents (prix Nobel de 1997 de C. Cohen-Tannoudji, W. Phillips et S. Chu). Elle devrait surtout conduire à une rupture majeure dans le domaine de l’inertie aéronautique et spatiale avec des capteurs inertiels ‘absolus’ ayant une exactitude excellente et une absence totale de dérive. Ces propriétés sont d’une énorme importance pour la réalisation de systèmes de navigation autonomes de très haute performance, pour la mise au point de charges utiles spécifiques (gravimètre, gradiomètre, magnétomètre, horloge, etc.), mais également pour tester toujours plus précisément les lois de la physique fondamentale.
De l’horloge à l’inertie, il n’y a qu’un pas
Les horloges atomiques sont bien connues pour être ‘les’ références ultimes et stables du temps. En effet, on arrive dans ces dispositifs à accorder la fréquence d’un oscillateur micro-onde (comme le quartz de nos montres) avec la vibration interne d’un groupe d’atomes alcalins (Césium ou Rubidium), d’un atome unique (Strontium), d’atomes piégés (Ytterbium) ou même d’un ion (Calcium). Aujourd’hui, la définition primaire de la seconde est liée depuis 1967 à la fréquence d’une transition particulière du Césium. Après des perfectionnements incessants depuis les années 1970, pour les Global Navigation Satellite System (GNNS) et le positionnement notamment, ou les besoins industriels en datation, on est capable de concevoir et construire des horloges extrêmement précises et stables (1 s sur 15 milliards d’années) et de prévoir même leurs utilisations dans l’espace pour réaliser des tests fins de physique fondamentale (PHARAO et ACES par exemple). Mais l’histoire de l’utilisation des atomes pour la métrologie ne s’arrête pas là, bien au contraire, les atomes grâce à leur masse (par opposition au photon qui en est dénué) sont également d’excellents candidats pour servir d’étalons dans des instruments inertiels (c’est à dire accéléromètre ou gyromètre). Beaucoup plus précis que ceux de nos téléphones portables, ces capteurs permettent de se positionner, de naviguer ou d’étudier la terre dans sa structure interne et son évolution dans le temps (par exemple mission spatiale de géodésie GRACE FO, GOCE). Des domaines aussi variés que la défense, la géophysique ou la prospection minière et pétrolière sont également très friands de ces senseurs. Dans tous ces domaines, les industriels français (Thales, Safran, iXblue, etc.) ont d’ailleurs toujours tenu la distance face à la concurrence quant à la qualité de leurs innovations et de leurs produits en la matière.
Jouer avec les ondes de matière, un peu d’histoire ….
Les interférences lumineuses sont aujourd’hui bien connues et peuvent s’expliquer simplement par le fait que la lumière est une onde (les expériences des fentes d’Young datent de 1801). Deux ondes (lumineuses) se mélangeant, s’additionnent et peuvent donner naissance à des figures d’interférence qui présentent des zones sombres (lumière + lumière = pas de lumière !), comme deux systèmes de ride qui se combinent à la surface d’un lac. Après plus de 200 ans, l’interférométrie optique est aujourd’hui une technique largement connue, comprise, diffusée et utilisée dans les laboratoires mais également dans des systèmes industriels (mesure de distance, de déformation, etc.). Réaliser la même chose avec la matière heurte davantage le sens commun, même si cette notion remonte à Louis de Broglie (1924) qui propose une conception ondulatoire de la matière (cette approche servira à construire la mécanique quantique au début du 20ème siècle). Les démonstrations expérimentales tombent ensuite à un rythme régulier : diffraction d’électrons sur du Nickel (1927), le premier interféromètre à électrons dans les années cinquante, puis avec des neutrons (1974). D’ailleurs un premier ‘gravimètre’ à neutrons est testé dès 1975 (expérience COW=Colella, Overhauser, Werner). L’idée a été ensuite de faire la même chose avec des atomes, plus simples à manipuler et qui bénéficient, par rapport aux électrons, d’une neutralité électrique. Mais pour maîtriser cela expérimentalement, il a été nécessaire d’attendre les progrès dans les lasers et la manipulation d’atomes par laser. Tout est enfin réuni à la fin des années 80 pour assister aux premières propositions simultanées de Christian Bordé [1] et de John Clauser [2], et ensuite aux prémices de réalisations expérimentales durant les années 1990.
Refroidir des atomes avec des lasers
Avant de réaliser des interférences entre atomes, il convient de réunir un échantillon de matière suffisamment uniforme (cohérent) et observable sur un temps suffisamment long. Pour cela, il est nécessaire de refroidir les atomes à des températures de l’ordre du micro-Kelvin. L’effet de pression de radiation est utilisé : il s’agit de la force exercée par un faisceau lumineux éclairant un atome et accordé sur une transition atomique. L’atome éclairé est alors “ poussé ” dans la direction de propagation de la lumière. Grâce à l’effet Doppler, on peut s’arranger pour que seuls des faisceaux lasers se propageant en direction opposée à celle des atomes entrent en résonance et subissent alors la pression de radiation qui les force à ralentir. En plaçant des faisceaux dans toutes les directions de l’espace, il est alors possible de diminuer la dispersion en vitesse des atomes, c’est-à-dire de les refroidir d’après la théorie cinétique des gaz. En plus de refroidir les atomes, il est possible de les confiner au centre du dispositif, en rajoutant des bobines de champ magnétique (par effet Zeeman, les atomes qui ne sont pas au centre du piège se trouvent en résonance avec le faisceau laser ce qui les ramène au centre du piège, toujours par pression de radiation).
Le dispositif global, imaginé dans les années 1980 [3] et comprenant les faisceaux lasers ainsi que les bobines de champ magnétique, est appelé piège magnéto-optique (PMO) et est représenté sur la figure 2. Il permet typiquement de confiner 1 milliard d’atomes à 10 µK. La source atomique a alors la cohérence nécessaire à la réalisation de l’interféromètre.
Interféromètres atomiques
Un interféromètre atomique simple est l’équivalent en optique d’un interféromètre de Mach-Zehnder, c’est-à-dire composé d’une lame séparatrice, de deux miroirs, et d’une seconde lame séparatrice. Mais ici le rôle des différentes lames n’est pas assuré par des éléments solides mais par trois impulsions laser qui permettent successivement de séparer spatialement les atomes, de défléchir leur trajectoire afin qu’ils se rapprochent, et enfin de les recombiner pour qu’ils interfèrent.
Tout comme en optique, le déphasage en sortie de l’interféromètre atomique est proportionnel à la différence entre les chemins possibles des atomes (chemin n°1 et n°2 sur la figure 3). Dans le cas d’une géométrie parfaite, c’est-à-dire pour des atomes qui évoluent en chute libre après la phase de PMO, on peut montrer que le déphasage est alors proportionnel à l’accélération des atomes par rapport à la base de l’instrument. Ainsi, la mesure du déphasage en sortie de l’interféromètre va permettre de remonter à la mesure accélérométrique. Pour une configuration verticale, on obtient par exemple un instrument sensible également à la pesanteur terrestre : c’est-à-dire un gravimètre.
Pour en faire un gyromètre, il suffit de conférer aux atomes une vitesse initiale très bien connue et l’accélération de Coriolis est alors mesurable pour remonter à la vitesse de rotation.
Du laboratoire au gravimètre embarquable
Les laboratoires travaillant principalement dans le domaine de la physique fondamentale se sont alors lancés à l’assaut de cette méthode de mesure et ont su relever les premiers défis pour démontrer que l’idée un peu folle de départ fonctionne… mais au prix d’un système expérimental très complexe et trop volumineux pour être utilisé dans un contexte opérationnel. Les perspectives restent néanmoins intéressantes et les premiers résultats en laboratoire dans les années 2000 sont déjà très compétitifs [4] avec les meilleurs technologies de l’époque. L’ONERA se focalise alors sur l’emploi de ces dispositifs pour répondre à des besoins embarqués pour des domaines applicatifs marins, aéronautiques et spatiaux. Plusieurs prototypes de gravimètres sont développés et perfectionnés avec l’aide de la DGA et du CNES :
GIRAFON (Gravimètre Interférométrique de Recherche à Atomes Froids de l’ONera), puis
GIRAFE 1 (Gravimètre Interférométrique de Recherche à Atomes Froids Embarquable) et enfin sa version 2.
Le but n’est pas de rivaliser avec les meilleures expérimentations de laboratoire, mais bien de faire un prototype pouvant être embarquable en n’utilisant que des technologies compatibles avec un environnement opérationnel tout en conservant de très bonnes performances pour les applications ciblées. L’objectif est bien de pouvoir mesurer la pesanteur terrestre avec des niveaux de précision de 10-8, c’est-à-dire 7 chiffres derrière la virgule du 9,8… m/s2.
Des Campagnes de tests à l’opérationnel
Le projet GIRAFE 2 a été réalisé en collaboration étroite avec le SHOM (Service Hydrographique et Océanographique de la Marine), et il a permis de franchir une étape très importante pour valider le potentiel de l’interférométrie atomique pour les applications embarquées. Nous avons pu en effet réaliser la première démonstration mondiale de mesure de gravité à bord d’un porteur mobile (BHO Beautemps-Beaupré) qui a conduit à la réalisation de cartes de pesanteur. Les mesures obtenues avec GIRAFE 2 ont été comparées à celles du gravimètre marin du SHOM et ont démontré de meilleures performances [5]. Et surtout, le caractère absolu des mesures obtenues avec l’instrument atomique permet également de simplifier le protocole de mesure établi aujourd’hui et de réduire significativement la durée d’une campagne de cartographie en s’affranchissant des périodes de calibration. L’utilisation d’un capteur absolu permet d’éliminer les erreurs liées aux incertitudes de calibration des gravimètres relatifs embarqués jusqu’à présent. Cette démonstration a clairement ouvert la voie à la gravimétrie absolue marine.
Toujours dans ce contexte de gravimétrie embarquée, l’ONERA collabore depuis peu avec l’Université Technique du Danemark (DTU) dans le but de tester le gravimètre GIRAFE 2 à bord d’un avion. La première campagne de mesure a été effectuée en avril 2017 pour le compte de l’ESA dans le but de cartographier le volcan-glacier Vatnajökull islandais. Il s’agit en effet d’une zone particulièrement intéressante pour l’étude de la fonte des glaces, du réchauffement climatique et des activités volcaniques. La validation du prototype en mode aéroporté constitue en soi une première pour un instrument quantique de ce type. De plus, les résultats obtenus ont été de grande qualité et permettent d’envisager d’autres applications telles que la prospection minière et pétrolière, l’étude du sous-sol, l’archéologie, le suivi de nappes phréatiques, etc.
Conclusions
Très récemment, un pas important vient d’être franchi à l’ONERA en démontrant le caractère opérationnel de la technologie atomique dans des environnements marins et aéronautiques. Le prototype GIRAFE2 s’est illustré au niveau international en démontrant avec succès l’utilisation d’un gravimètre atomique lors de deux campagnes d’essais : l’une marine en Atlantique, en partenariat avec le SHOM (2016), et l’autre aéroportée en Islande en partenariat avec DTU et pour le compte de l’ESA (2017). Cette double démonstration a ouvert clairement la voie aux réelles applications utilisant des atomes refroidis par laser, et surprend quant à la rapidité avec laquelle aujourd’hui des concepts aussi fondamentaux s’appliquent en un temps record pour des mesures appliquées. La performance a été au rendez-vous avec l’obtention de cartes de pesanteur d’une exactitude et d’une sensibilité jamais obtenues en conditions opérationnelles. Et de plus, le potentiel de performance est encore immense.
L’obtention de ces résultats scientifiques et techniques remarquables alliant concepts quantiques fondamentaux et applications métrologiques opérationnelles place ainsi la France en très bonne position pour répondre aux enjeux de demain à l’aide de cette technologie de rupture.
Dans l’avenir, l’ONERA a en ligne de mire des capteurs spatiaux pour des applications plus sociétales reposant sur les futures missions de géodésie spatiale qui permettraient d’accroître la connaissance de la Terre et de son évolution dans un contexte climatique changeant.
Remerciements :
• SHOM, DGA, CNES, ESA, ...
• 3AF pour la remise récente du prix ‘Excellence scientifique’ 2018
Références :
[1] Ch.J.Bordé, Atomic interferometry with internal state labelling, Physics Letters, A140, 10-12 (1989)
[2] J. F. Clauser, Ultra-high sensitivity accelerometers and gyroscopes using neutral atom matter-wave interferometry, Physica B, 151, 262 (1988)
[3] https://www.nobelprize.org/prizes/physics/1997/summary/
[4] Peters, A., Yeow Chung, K. & Chu, S. Measurement of gravitational acceleration by dropping atoms, Nature 400, 849–852 (1999).
[5] Y. Bidel, N. Zahzam, C. Blanchard, A. Bonnin, M. Cadoret, A. Bresson, D. Rouxel & M.F. Lequentrec-Lalancette, Nature Communications 9 :627 (2018).
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