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INTERVIEW d'EMMANUEL CHIVA, DÉLÉGUÉ GÉNÉRAL POUR L'ARMEMENT, DGA

23 janvier 2023 Lettre 3AF
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Article paru dans la Lettre 3AF N°1-2023

Emmanuel Chiva a été nommé Délégué Général pour l’Armement le 31 juillet 2022, après avoir dirigé l’Agence d’Innovation de Défense (AID) du Ministère des Armées depuis septembre 2018. Il est diplômé de l’Ecole Normale Supérieure (Lyon puis Rue d’Ulm). Il est docteur en biomathématiques de l’Université Paris IV Pierre & Marie Curie avec une spécialisation en Intelligence Artificielle et dans le domaine des systèmes complexes et du biomimétisme. Il a été entrepreneur jusqu’en 2018, quand il a été nommé premier directeur de l’AID. Il est Auditeur de la 49ème Session de l’IHEDN et y a exercé des fonctions de conseiller des études pendant cinq ans.

Cinq mois depuis votre prise de fonction de Délégué Général pour l’Armement, quel jugement d’ensemble portez-vous sur le déroulement actuel de la Loi de Programmation Militaire 2019-2025 ?

L’ambition de la Loi de Programmation Militaire (LPM) 2019-2025 avec un « modèle d’armée complet et équilibré » prévoit de porter le budget de la Défense à 2% du PIB en 2025. Cette LPM représente une très nette remontée en puissance par rapport aux LPM précédentes. La LPM actuelle est parfaitement exécutée en ce qui concerne la DGA, à l’euro près.

Premier investisseur de l’État, en 2021 la DGA a engagé 23,5 milliards d’euros de commandes à l’industrie pour l’équipement des armées et investi plus d’1,4 milliard d’euros au profit de l’innovation et des projets technologiques de défense. 

 

Comment le budget de la DGA se présente-t-il pour l’année 2023 ?

En 2023, le budget des armées sera pour la sixième année consécutive en augmentation, avec pour 2023 une hausse historique de 3 milliards d’euros, soit une augmentation de 7,4%.

Concernant la DGA :
- Au titre du programme 146 « Equipement des Forces », son budget s’élève à 15,5 Mds€, représentant 35% du total de ce programme (43,9 Mds€). Il est en augmentation de 6% par rapport à 2022.

- Au titre du programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense », son budget est de 1 Md€, soit la moitié du montant total qui est d’environ 2 Mds. Ces crédits importants seront mis à profit pour financer les études relatives au remplacement du char Leclerc et dans le domaine aérospatial, au système de combat aérien du futur (SCAF). Elles seront également utilisées pour continuer les études relatives à la défense anti-drones, l’hyper vélocité, la quantique et l’énergie.

 

Vous avez dirigé l’Agence de l’Innovation de Défense depuis sa création. Pourriez-vous nous rappeler  brièvement l’historique de cette agence, ses objectifs et ensuite résumer les principales avancées technologiques  qu’elle a apportées à la Direction Générale de l’Armement ?

L’Agence de l’Innovation de Défense (AID) a été créée le 1er septembre 2018 par la ministre des Armées de l’époque Florence Parly afin de fédérer les initiatives d’innovation du ministère en assurant la coordination et la cohérence de l’ensemble des initiatives d’innovation, tout en poursuivant les actions de Recherches et Développement technologiques à long terme en cours d’exécution. L’AID est le capteur des innovations d’opportunité au bénéfice de tous les utilisateurs finaux, quels que soient leurs domaines : conduite des opérations, équipements, soutien logistique, fonctionnement, administration. Elle a pour ambition de faciliter le développement d’innovations et de démonstrateurs. 

 

L’AID est le « guichet » central, l’interlocuteur pour les entreprises, entrepreneurs ou chercheurs souhaitant proposer des projets innovants. Elle reçoit environ 40 projets par mois. Le Fonds Innovation Défense de l’AID mis en œuvre avec BPI France s’élève à 200 millions d’euros et permet d’investir dans des entreprises innovantes, par exemple les deux première entreprises ayant fait l’objet d'un investissement du fond sont issues du domaine du quantique. 

 

Je précise que l’agence encourage la dualité dans les projets, c’est-à-dire les projets ayant un intérêt pour les domaines tant civils que militaires. En effet des avancées technologiques à caractère civil peuvent ensuite trouver leurs applications dans le domaine de la défense. 

 

Quant aux avancées technologiques apportées à la DGA depuis 2018, elles se trouvent rassemblées dans le « DROID », le Document de Référence pour l’Orientation de l’Innovation de Défense auquel est joint le rapport d'activité de l'agence.

 

Le DROID peut être consulté sur : https://www.defense.gouv.fr/aid/actualites/document-reference-lorientation-linnovation-defense-2022-droid-est-ligne
 
En cette période de crise Russie-Ukraine et de grande tension internationale, comment comptez-vous procéder pour faire produire par l’industrie plus vite et moins cher des armements dans une « économie de guerre » ?

Les événements graves auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui, obligent évidemment à définir, réaliser et mettre en œuvre tout un ensemble de mesures d’adaptation. Se pose en effet l’impérieuse nécessité de faire en sorte que l’industrie d’armement produise plus vite et moins cher les moyens de défense les plus urgents. C’est bien une période d’ « économie de guerre » dans laquelle nous entrons. 

 

Il nous faut développer des mesures concrètes et rapides en vue d’augmenter la résilience de notre outil industriel, sa capacité de monter en cadence ainsi que sa flexibilité.

 

 Pour ce faire, la DGA travaille en étroite liaison avec l’état-major des Armées (EMA) et l’industrie. 

Avec l’EMA parce qu’il s’agit avant tout définir les spécifications des armements à produire dans les plus brefs délais, avec le souci de les limiter à ce qui est strictement nécessaire au plan opérationnel, de manière à éviter ensuite les dérives de perfectionnisme technologique. Il s’agit là en fait d’appliquer les principes de l’analyse de la valeur.

 

Avec l’industrie afin d’engager un processus de simplification dans la conduite des programmes d’armement :
- Diminution du volume de la documentation ;
- Respect strict des spécifications résultant des travaux EMA/DGA d’analyse de la valeur ;
- Allègement des procédures.

 

Par ailleurs il nous faut sécuriser les chaînes de sous-traitance, sécuriser les approvisionnements et constituer des stocks.
 
La DGA élabore plusieurs pistes pour constituer un vivier d’ingénieurs et de techniciens aux compétences rares pour construire une réserve industrielle, souhaitée par le Ministre des Armées Sébastien Lecornu, nécessaire afin de produire plus rapidement et d’éviter le décalage avec les besoins opérationnels du moment.

 

Et j’ajoute que dès maintenant, il nous faut penser à l’après crise Russie-Ukraine.

 

Envisagez-vous une restructuration de l’industrie de défense ?

Non il ne s’agit pas d’engager un grand plan de restructuration des industries françaises de défense. La DGA est là pour orienter, soutenir et accompagner les sociétés.

 

Nous envisageons des processus de relocalisation en France de certaines filières de productions afin d’être moins dépendants des savoir-faire étrangers, en particulier extra-européens et nous intervenons en vue de resserrer les liens entre les grands maîtres d’œuvre et la sous-traitance, liens qui sont de la plus haute importance pour réaliser les objectifs mentionnés précédemment.

 

Le grand programme Européen Système de Combat Aérien du Futur SCAF – en Anglais FCAS Future Combat Air System – vient d’être relancé. Pouvez-vous nous apporter quelques précisions ?

Votre question tombe à point nommé puisqu'un accord a été trouvé entre industriels le 1er décembre et le contrat pour la phase 1B de ce programme a été notifié le 15 décembre.

 

C’est vrai qu’il a pris du retard en raison des négociations industrielles qui ont été longues, mais ça y est, le départ est donné. Le programme SCAF est une illustration concrète de coopération en matière d’armement que nous menons au niveau européen, dans ces cas avec l’Allemagne et l’Espagne. Nous voici donc sur la route qui doit nous mener à la possession au niveau européen d’un système commun pour l’ensemble des missions aériennes. 

 

La Direction générale de l’armement (DGA), au nom des trois pays parties prenantes du projet – la France étant chef de file – a attribué le contrat pour la prochaine phase 1B à Dassault Aviation, Airbus Defense and Space GmbH et Airbus Defense and Space SAU, Indra et Eumet (Joint Venture entre Safran Aircraft Engines et MTU Aero Engines). 

 

Ce contrat dans son ensemble a pour objet la préparation et la réalisation de démonstrations des différentes composantes du SCAF. Ces activités seront notamment marquées par le premier vol du démonstrateur du chasseur de nouvelle génération. Elles permettront de valider les concepts et les technologies du système SCAF opérationnel, dont le développement sera lancé à la fin de la décennie. La première tranche de ce contrat, d’une durée d’environ 36 mois, s’élève à plus de 3 milliards d'euros, le montant total du contrat représentant près de 8 milliards d'euros avec la phase 2 optionnelle.

 

Lancée par la France et l’Allemagne en 2017, la coopération a été rejointe par l’Espagne en 2019. Elle a pour principe de développer un ensemble de systèmes interconnectés : le SCAF sera le cœur des systèmes de combat aérien européens du 21e siècle. Au sein du SCAF, l'avion de combat de nouvelle génération sera relié à des accompagnateurs dronisés (remote carriers) et pourra mobiliser de multiples capacités aériennes, navales, terrestres ou spatiales, grâce à un cloud de combat. Utilisant des technologies de pointe, le SCAF fera donc pleinement bénéficier nos forces armées de l’ère du combat collaboratif.

 

Ce projet considérable rassemble de nombreux industriels dans les trois pays. Les principaux acteurs impliqués sont Dassault Aviation, Airbus Defense and Space GmbH et Airbus Defense and Space SAU), Indra, EUMET (JV Safran Aircraft Engines – MTU), ITP, MBDA, SATNUS, Thales et FCMS.

 

Le projet SCAF permettra aux forces armées françaises, allemandes et espagnoles de répondre dans la troisième dimension aux menaces à l’horizon 2040+.

 

Quelles relations la DGA entretient-elle avec les institutions de défense européennes : NATO/Europe, EDA, OCCAR, ESA, Fonds Européen de Défense de la Commission Européenne (European Defence Fund) et prévoyez-vous de les faire évoluer ?

La DGA soutient les activités de ces institutions et y participe activement :
- Avec l’OCCAR pour le programme A400M notamment,
- Avec l’Agence Européenne de défense EDA, 
- Avec l’ESA pour les satellites, et nous nous réjouissons d’ailleurs de la récente sélection de l’ingénieur de l’armement Arnaud Prost parmi la réserve des astronautes de l’ESA.

 

Comment les relations de la DGA avec le Ministère Britannique de la Défense évoluent-elles depuis l’entrée en vigueur du Brexit ?

En matière de défense, la DGA collabore avec la Grande-Bretagne dans le cadre des accords de Lancaster House qui avaient été signés le 2 novembre 2010 par le président Sarkozy et le Premier Ministre Cameron. Le Brexit ne remettant pas en cause ce Traité dit « Lettre d’Intention » (LoI - Letter of Intent), notre coopération industrielle avec la Grande-Bretagne continue. Je citerai seulement les nombreux projets développés avec MBDA/UK : Futurs missiles anti-navire, Storm Shadow, Aster, Meteor, SCALP (Système de croisière conventionnel autonome à longue portée). Bref, les liens DGA-ministère de la défense britannique ne sont en aucune manière affectés.

 

Pourrions-nous passer brièvement en revue les grands programmes/projets en cours dans le domaine Air - Espace et les principales étapes à franchir en 2023 ? Je souhaiterais en particulier que nous évoquions le domaine de la cybersécurité.
Il serait fastidieux de passer en revue tous les projets, je me limiterai donc à quelques-unes des échéances majeures :
- Nous avons fait des avancées dans le domaine de la lutte anti-drone avec le programme PARADE qui vise le développement du premier démonstrateur assurant la neutralisation de drones hostiles grâce à une solution électromagnétique (neutralisation de la cible par rayonnement d’un champ électromagnétique directif de fort niveau), un premier démonstrateur sera évalué en 2024.

- On peut aussi noter la conclusion récente de la campagne d’essai du démonstrateur UCAV - nEUROn (Unmanned Combat Air Vehicle), terminée le 1er décembre. Cette campagne d’essais, comprenant des vols étatiques et industriels, a été mise à profit pour entrainer les nouveaux équipages dans un contexte d’émergence de la menace très furtive dite VLO (VLO = Very Low Observability), tester les dernières évolutions des tactiques face à un système VLO et confronter symétriquement le nEUROn aux derniers standards de capteurs de nos systèmes.

 

La  cybersécurité quant à elle constitue une priorité ministérielle et un enjeu militaire de la plus haute importance, s’agissant de la protection des systèmes d’information et de la souveraineté numérique de la nation.

 

Dans le domaine cyber, la DGA est l’expert technique référent en matière de cyberdéfense au sein du ministère des Armées. La composante opérationnelle de la cyberdéfense (défense des systèmes d’information, conception, planification et conduite des opérations) est traitée depuis 2017 par le Commandement de la cyberdéfense, placé sous l’autorité du chef d’état-major des Armées. La DGA travaille à fournir au COMCYBER toute la gamme d’outils dont il a besoin pour agir dans le cyberespace.

 

Aujourd’hui les technologies de cyberdéfense sont bien maîtrisées par la DGA pour lutter contre les vols de données et sécuriser nos systèmes de défense ; concernant les technologies de cyber offensives, nous montons rapidement en puissance. La DGA se dote des moyens financiers et des ressources humaines nécessaires dans le domaine cyber : nous visons un renforcement de nos effectifs avec le recrutement de 400 personnes d’ici à 2025, notamment au sein du centre d’expertise DGA Maîtrise de l’Information à Bruz (près de Rennes), à proximité du Centre de Commandement Cyberdéfense de l’EMA.

 

La DGA encourage par ailleurs la création de startup de cybersécurité via la Cyberdefence Factory, une « couveuse d’entreprise » établie à Rennes en 2020 avec le COMCYBER et l’AID. Ce secteur attire nos plus brillants ingénieurs mathématiciens et informaticiens.

 

Quelques messages en conclusion : les impératifs prioritaires pour l’année 2023.

Tout ce que nous avons évoqué au cours de notre entretien est prioritaire ! Je dirais quand même pour conclure que parmi les actions d’innovation que la DGA entreprend, les trois premières priorités sont : l’intelligence artificielle, les missiles hypervéloces et les armes à énergie dirigée. La politique des grands démonstrateurs sera poursuivie et intensifiée. 

 

La DGA est le premier investisseur de l’Etat pour la recherche et l’innovation, elle confortera cette position en 2023.

 

M. Jean-Pierre Sanfourche,

Rédacteur en chef de la Lettre 3AF

 

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