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Crédit: Intervention de Jean-Michel Hillion, Directeur de la Stratégie de SAFRAN – crédit photo : 3AF
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LA DÉCARBONATION DU SECTEUR AÉRIEN PAR LA PRODUCTION DE CARBURANTS DURABLES

12 octobre 2023 Lettre 3AF
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Article paru dans la Lettre 3AF N°4-2023

Par Jean-Pierre Sanfourche, Rédacteur en Chef, et Daniel Iracane, membre de l’Académie des technologies

L’académie des technologies a publié en février 2023 une étude sur la décarbonation de l’aviation, et plus particulièrement sur la production a grande échelle de carburants durables.
Les carburants durables pour l’aviation, désignés par l’acronyme « SAF » (Sustainable Aviation Fuel) seront à terme la principale solution pour décarboner l’aviation.
Les dix ans à venir seront décisifs pour mettre en place une trajectoire industrielle réaliste permettant d’assurer la disponibilité effective des SAF à la hauteur et dans la chronologie fixée par l’Europe.
L’article présenté ci-après est un résumé du rapport de l’Académie des technologies.

Du fait de la croissance du trafic aérien, la part relative des émissions de gaz à effet de serre (GES) croît continûment depuis 30 ans malgré les importants progrès technologiques accomplis. Cette croissance pourrait continuer dans les prochaines décennies en étant tirée par les pays émergents. L’association internationale du transport aérien anticipe une croissance globale du secteur de 3 %, ce qui doublerait le trafic d’ici 2050. En Europe le trafic pourrait être stable.


Tout en préservant le rôle essentiel de l’aviation dans la société, les efforts de sobriété à venir auront un rôle important à jouer sur l’évolution réelle du trafic. Par ailleurs, des gains de consommation significatifs, de l’ordre de 30 %, sont attendus grâce aux nouvelles générations d’avions qui seront déployées dans les prochaines années. Mais la sobriété et l’efficacité énergétique ne suffiront pas pour que l’aviation atteigne sa neutralité carbone d’ici 2050. Un tel objectif passe nécessairement par la production de grandes quantités de carburants durables qui devront progressivement se substituer aux carburants fossiles. C’est le sens de l’initiative européenne ReFuelEU qui a récemment fait l’objet d’un accord par le Conseil et le Parlement européens.


Sur la base du texte ReFuelEU pour l’Europe et selon les projections de l’Association internationale du transport aérien pour le monde, les objectifs de production en carburants durables pour l’aviation seraient en ordre de grandeur les suivants :

Tableau 1 – Besoins en « carburant durable » pour que le secteur aérien atteigne le net zéro carbone en 2050. Ces chiffres expriment des ordres de grandeurs qui seront influencés par de multiples facteurs. Néanmoins, la rapidité de leur croissance et leur ampleur en ordre de grandeur constituent une donnée robuste de la trajectoire de décarbonation de l’aviation et fixent ainsi les défis associés.

QUE SONT LES SAF ?


Durant le vol, un carburant durable émet les mêmes quantités de CO2 qu’un carburant fossile. Mais les carburants durables produisent des émissions nettes de CO2 nettement inférieures aux carburants fossiles car ils sont produits en prélevant préalablement le carbone dans l’environnement, par la biomasse ou par des moyens technologiques : c’est l’économie circulaire du carbone.
Le kérosène est un mélange d’hydrocarbures contenant essentiellement des alcanes (CH2)n pour n compris entre 10 et 14. La production de kérosène durable mobilisera donc trois intrants critiques :
• Le carbone ;
• L’hydrogène ;
• Et bien sûr l’énergie qui peut être apportée par la biomasse et/ou par l’électricité bas carbone.

 

Les biocarburants
La biomasse résulte du cycle de la matière vivante végétale et animale. Les biocarburants de première génération utilisent une biomasse en compétition avec les cultures alimentaires et sont à ce titre limités réglementairement et progressivement interdits en Europe.


Les biocarburants de deuxième génération apporteront une contribution importante à la production de SAF en utilisant une biomasse issue des graisses animales impropres à l’alimentation, des huiles de cuisson usagées, des déchets municipaux et surtout les résidus agricoles et forestiers.


Les procédés permettant de transformer en carburant les huiles usées et les graisses animales sont bien maitrisés et déployés industriellement aujourd’hui ; il s’agit des procédés dit oléochimiques ou HEFA pour (Hydroproceed Ester and Fatty Acids). La technologie HEFA pourra couvrir quelques pour cents du besoin total.


La biomasse constituée par les résidus forestiers et agricoles peut être transformée en carburant par des procédés thermochimiques (gazéification de la biomasse puis synthèse Fischer-Tropsch) ou par des procédés biochimiques transformant le sucre en alcool (dit Alcohol to Jet) ; ces procédés sont bien maîtrisés industriellement mais seulement à une échelle limitée.


Les carburants de synthèse
La voie des carburants de synthèse, sans carbone biogénique, sera à terme majoritaire.


La figure 1 illustre un exemple de procédé. Elle repose sur la capture du CO2 dans l’air puis sur la production de syngaz (H2 + CO) par réduction de l’eau en hydrogène et du CO2 en CO. Le syngaz est ensuite transformé en carburant par la synthèse dite « Fischer-Tropsch » ou par la voie « méthanol ». La coupe kérosène est enfin extraite par les techniques pétrochimiques usuelles avec une sélectivité pouvant aller jusqu’à 80%.


La capture de CO2 dans l’air existe aujourd’hui à petite échelle industrielle et a récemment fait l’objet de financements importants pour son déploiement à grande échelle aux États-Unis. C’est une technologie sur laquelle il convient d’investir significativement car elle est sur le chemin critique et les marges de progrès sont importantes.

 

La production d’hydrogène et du CO représente 85% de l’énergie nécessaire à la production de carburant de synthèse. Il est donc essentiel d’investir sur les technologies assurant les meilleurs rendements envisageables, comme par exemple l’électrolyse à haut température. Par ailleurs, le déploiement à grande échelle des électrolyseurs (plusieurs GW pour la France) est sur le chemin critique de la production de SAF.

Figure 1 – Schéma illustratif pour la production de SAF par la voie thermochimique. Dans ce schéma, la réduction de l’eau et du CO2 pour la production de syngaz (CO+H2) est réalisée par l’électrolyse à haute température (dite « SOEC » pour ‘Solid Oxide Electrolysis Cells’). Le réacteur de synthèse Fischer-Tropsch convertit en hydrocarbure le syngaz (H2+CO) par la réaction (2n+1) H2 + nCO → CnH2n+2 + nH2O. La partie avale du procédé reprend ensuite les fonctions classiques de la pétrochimie.

Les autres briques technologiques sont bien maîtrisées, mais il convient de souligner ici l’importance du travail d’intégration de l’ensemble afin d’en maximiser la performance. Il est donc important que les acteurs concernés, dont bien sur ceux du secteur aérien, investissent sur des premiers projets intégrés pour assurer une courbe de progrès satisfaisante dans la maîtrise et l’intégration des technologies nécessaires.


A maturité technologique, le procédé illustré par la figure 1, peut offrir un rendement de 50 % à 55 %. Le rendement est ici défini comme le rapport entre l’énergie contenue dans le carburant produit à l’énergie électrique qui a été mobilisée pour sa production. Avec un tel rendement et avec une électricité à 50€/MWh, le coût de production des e-SAF peut être légèrement supérieur à 2€/litre. Ce coût serait supérieur au prix futur du kérosène fossile d’un facteur 2 à 4.


Les carburants durables ne seront des SAF qu’à travers une double certification
Les produits pétroliers sont peu dépendants de leurs origines ; ils constituent un marché parfaitement fongible à l’échelle mondiale. Il n’en va pas de même des SAF dont les performances doivent faire l’objet de certifications pour chaque procédé envisagé, ce qui nécessitera la mise en oeuvre de processus de traçabilité nouveaux et détaillés qui attesteront la performance de décarbonation et justifieront les prix. Il s’agit là d’un changement de paradigme profond.


La première certification concerne bien sûr la sécurité des vols ; c’est notamment le rôle de ASTM (American Society for Testing Material) qui a déjà labellisé plusieurs procédés oléochimiques, biochimiques et thermochimiques. Les taux d’incorporation autorisés aujourd’hui pour ces procédés ne dépassent pas 50% et les efforts, à la fois dans la maitrise des carburants durables et dans l’évolution de la motorisation, continuent pour permettre des vols en 100% - SAF.


La deuxième certification concerne la performance environnementale de chaque filière de production de SAF ; c’est le rôle de l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) et de la Commission européenne. Cette performance environnementale, résultat d’une analyse de cycle de vie déterminant les émissions de CO2 est attachée à chaque carburant SAF ; elle dépend des procédés mis en oeuvre mais aussi de la nature des intrants mobilisés. Par exemple, la production de e-SAF avec une électricité dont l’empreinte carbone est supérieure à 180 g CO2/kWh conduit à des émissions nettes supérieures à celle du kérosène fossile. Cette performance environnementale a un impact direct sur le coût d’abattement du carbone (i.e. le surcout en € associée à l’élimination d’une tonne de carbone). Elle est déterminante dans le prix du SAF, dans l’application des règles comme les mandats d’incorporation ou les taxes, et dans la compétition sévère des opérateurs pour l’accès à une ressource dont l’offre sera inférieure à la demande dans les deux prochaines décennies.


LA QUESTION CRITIQUE DES RESSOURCES EN BIOMASSE ET EN ELECTRICITE


La production massive de carburants durables sera d’abord pilotée par la disponibilité des intrants biomasse et électricité, en fonction de laquelle, il sera nécessaire de considérer, en complémentarité, plusieurs voies pour la production de SAF :
• La voie bioSAF (ou biocarburants) : le carbone, l’hydrogène et l’énergie sont apportés par la biomasse. La voie bioSAF est aujourd’hui une réalité industrielle avec les procédés oléochimiques (HEFA) déjà présents sur le marché. Sa disponibilité restera faible en regard des besoins. Cette voie peut utiliser les ressources issues des résidus forestiers et agricoles (biomasse lignocellulosique) mais au prix d’un rendement faible.
• La voie e-bioSAF : la biomasse lignocellulosique est ici utilisée pour apporter le carbone et une partie de l’hydrogène, l’autre partie étant produite par électrolyse. On parle de e-bioSAF car l’hydrogène provient à la fois de la biomasse et de l’électrolyse de l’eau. L’apport d’hydrogène à la biomasse permet de doubler le rendement d’utilisation de cette biomasse en établissant le rapport optimal hydrogène / carbone pour la production de carburant.
• La voie e-SAF (ou carburant de synthèse) : le carbone est ici extrait de l’atmosphère ou des rejets industriels tandis que l’hydrogène est produit par électrolyse de l’eau en mobilisant une électricité
« bas carbone ». Cette voie est ambitieuse sur le plan industriel et énergétique ; elle sera néanmoins incontournable dans la trajectoire de décarbonation de l’aérien, mais aussi du maritime et d’une partie du routier lourd.


La figure 2 donne les ordres de grandeurs des volumes d’intrants (en biomasse et électricité) nécessaires pour la production de carburants durables.
La comparaison de ces volumes d’intrants requis avec les objectifs du tableau 1 permettent de déterminer une trajectoire pour la production de SAF.


Les ressources en biomasse sont importantes mais limitées physiquement, notamment en lien avec les enjeux de la déforestation et la préservation de la biodiversité et les incertitudes liées au changement climatique. Par ailleurs, la mise en place de filières économiques pour la collecte de cette ressource dispersée reste un enjeu économique et sociétal qui sera progressivement clarifié par des projets qui démarrent comme BioTJet1 dans le sud-ouest de la France. Face aux limitations de disponibilité, la biomasse fera l’objet de compétitions sévères entre les différents secteurs de l’économie qui doivent répondre aux mêmes exigences de décarbonation. La gestion du capital de biomasse nécessitera de ce fait des arbitrages sociétaux et économiques complexes.


Pour la France, l’utilisation de la biomasse pourrait satisfaire une partie du besoin de l’ordre d’une vingtaine de pourcents (dont quelques pourcents par la voie HEFA).


Dans la deuxième moitié de la prochaine décennie, cette limitation impose de trouver un relais de croissance afin de poursuivre la trajectoire du tableau 1 ; ce relais de croissance sera apporté par le kérosène de synthèse qui soulève alors un nouveau défi : un besoin considérable en électricité bas carbone.


Avec les meilleures technologies et à l’issue du processus de maturation industrielle, la décarbonation du secteur aérien mobilisera, en France à l’horizon 2050, une énergie électrique de l’ordre d’une centaine de TWh. Le besoin en électricité pour la décarbonation de l’aviation est important. Il doit être mis en regard de la dynamique de la décarbonation générale de la société qui nécessitera un quasi-doublement de la production électrique d’ici 2050. Le besoin lié à l’aviation représenterait alors 10 % de la consommation totale. Cette perspective sur les chiffres précis pour 2050 évoluera au grès de la conjoncture mondiale, des efforts de sobriété et in fine des priorités de la société. Mais les développements technologiques et les premiers déploiements industriels liés à la production de carburants durable sont aujourd’hui un choix sans regret car ils ouvrent la possibilité de piloter la trajectoire de décarbonation.


LA FRANCE EN BONNE POSITION POUR LANCER LES FILIÈRES INDUSTRIELLES E-BIOSAF ET E-SAF


La disponibilité des intrants ne peut être examinée que par pays. Certains pays en Amérique du sud ou en Afrique disposeront d’un important potentiel en biomasse ou en électricité renouvelables ; ils bénéficieront d’investissements internationaux pour le développement d’une industrie de production de carburants durables qui sera exportée vers les pays et les clients investisseurs.


En Europe, du fait de leur électricité toujours carbonée, de nombreux pays n’auront d’autres choix que de se tourner vers des stratégies d’importation à partir des zones à fort potentiel.


Si la France prendra sa part dans ces stratégies d’importation, elle est un des rares pays à pouvoir déployer sur son territoire une industrie de production de carburants durables grâce à son électricité très décarbonée.


Ainsi, pour satisfaire son besoin en carburants SAF jusqu’en 2040, la France devra mobiliser annuellement une vingtaine de TWhe et 6 à 7 Mt de biomasse sèche.

Figure 2 – Les trois voies de production de carburant durable : e-bioSAF, bioSAF et e-SAF.
Les données correspondantes aux procédés thermochimiques appliqués à une biomasse lignocellulosique.
Les chiffres en rouge indiquent la consommation de biomasse (en million de tonnes de biomasse sèche)
et d’électricité (en terawatt-heure électriques) pour produire 1 million de tonnes de SAF
et 0,7 million de tonnes de coproduits (essentiellement des diesels).

Ceci est réaliste. En effet, dans les années passées, la France exportait une cinquantaine de TWhe. De plus, avec un parc nucléaire qui retrouve son efficacité et le déploiement croissant de l’éolien et du photovoltaïque, la France disposera sur la prochaine décennie d’un surplus de l’ordre d’une centaine de TWhe dont une partie significative pourra assurer l’électrification croissante des usages et la production de molécules énergétiques à bas bilan net carbone (dont les SAF).


Par contre, pour la décennie 2040-2050, la trajectoire de décarbonation de la société, dont l’aviation, impose un effort d’investissement important sur un mix électrique qui devra viser globalement un doublement de sa production. C’est l’enjeu du nouveau nucléaire, des efforts sur l’éolien off-shore et des mesures d’accélération sur le déploiement des générateurs électrogènes. L’investissement sur un mix électrique robuste et à la hauteur du besoin donc est essentiel.


Avec la biomasse disponible et son électricité profondément carbonée, la France a l’opportunité de d’initier une nouvelle filière industrielle de grande ampleur pour la production de SAF. Ceci requière des investissements technologiques et industriels lourds qui peuvent bénéficier de coalitions entre le public et le privé car cet effort est à la croisée de plusieurs intérêts stratégiques portés :
• Par l’état dans le cadre des objectifs de réindustrialisation et de souveraineté énergétique ;
• Par les industries de l’énergie dans le cadre de leur mobilisation vers la décarbonation des usages ;
• Par les secteurs aériens comme maritimes qui doivent sécuriser leur trajectoire future.


CONCLUSION


Y a-t-il un chemin possible pour la décarbonation de l’aviation d’ici à 2050 ? La réponse est oui. Mais la production massive de SAF nécessite la mobilisation d’efforts considérables, notamment dans la production d’électricité « bas carbone » et dans le lancement d’une filière industrielle de grande ampleur. Ces efforts seront les mêmes, en nature et en ampleur, que ceux qui seront nécessaires à la décarbonation de l’ensemble des secteurs économiques.

 

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