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INTERVIEW de Denis Ranque
Article paru dans la Lettre 3AF N°4-2023
©_Gael_Kazaz
Denis Ranque, né en 1952, est diplômé de l'École Polytechnique et de l'École des Mines ParisTech.
Il a commencé sa carrière au ministère français de l'Industrie, dans le secteur de l'énergie, avant de rejoindre Thomson-CSF en 1983.
Après avoir occupé diverses fonctions opérationnelles dans ce groupe, dans les tubes électroniques et les systèmes de sonar, il a été Président-Directeur Général de ce groupe, rebaptisé THALES, de 1998 à 2009.
Il a été Président du Conseil d'Administration de TECHNICOLOR (2009-2012) et d'AIRBUS (2013-2020) et Administrateur de Saint-Gobain et de CGG VERITAS, et maintenant de CMA CGM.
Il a également été Président du Conseil d'Administration de Mines ParisTech, de la Fondation de l'École Polytechnique et Président du Cercle de l'Industrie, une association qui réunit les plus grandes entreprises industrielles françaises.
Il est Président de l'Académie des Technologies de France depuis janvier 2022.
Vous avez publié récemment un rapport sur les carburants durables pour l’aviation. D’abord, pouvez-vous nous rappeler ce qu’est l’Académie des technologies ? Quand et pourquoi a-t-elle été créée ?
Notre académie est jeune, née fin 2000 ; elle est la fille, aujourd’hui adulte, de l’Académie des sciences, qui en avait préfiguré l’existence dans un Comité pour l’application des sciences, au cours des vingt années précédentes ; nos fondateurs et le Gouvernement ont jugé à cette époque que les technologies, dont l’importance dans la vie des citoyens n’est pas à démontrer, justifiaient une académie de plein exercice.
Nous sommes structurés, non par discipline technique (mécanique, chimie, électronique…), mais autour de quelques finalités essentielles, qui sont en fait autant de défis : l’alimentation, la santé, l’industrie, l’habitat et les mobilités, mais aussi l’environnement, la culture… avec une forte prise en compte des dimensions économiques mais aussi sociales.
C’est ainsi que notre devise n’est pas « Vive la techno ! », mais bien « Pour un Progrès, raisonné, choisi et partagé » ; nous accordons en effet beaucoup d’attention aux interactions entre les technologies et la Société.
Quels sont votre rôle et vos activités principales ?
Notre académie regroupe des scientifiques éminents, des personnalités reconnues du monde socio-économique, notamment industriel, de l’éducation et de la recherche.
Elle conduit des réflexions, et formule des propositions sur les questions relatives aux technologies et leurs interactions avec la société. Elle s’attache à promouvoir un développement technologique au service de l’homme, de l’environnement et d’un bien-être durable.
Elle peut être saisie par les Pouvoirs publics, ou s’autosaisir, pour émettre des avis indépendants sur des grands choix technologiques et fournit des éléments de référence permettant d’éclairer le débat public.
C’est ainsi que depuis mi-2022 nous contribuons, à la demande de ses responsables, au grand programme France 2030, qui représente un effort étatique sans précédent au bénéfice du développement technologique et industriel de notre pays.
Quelle est l’originalité de cette institution par rapport à d’autres organismes oeuvrant sur les mêmes sujets ?
Dans le contexte actuel où l’expertise est mise en question, où les fausses nouvelles ont plus d’impact que les vraies, nous visons à devenir un « tiers de confiance » sur les technologies, nous exprimant en toute indépendance et ne recherchant que l’intérêt général, ce qui est un positionnement tout à fait unique dans notre pays, pour notre champ de compétences.
Ainsi avons-nous surpris les observateurs, en publiant en mai dernier un document sur la
« Sobriété », soulignant que, si les technologies sont bien indispensables pour relever le défi climatique, elles n’y suffiront pas, et doivent être complétées par un changement des comportements, voire des valeurs, individuels et collectifs, dans le sens de la satisfaction du « juste besoin ».
Vous vous intéressez particulièrement à l’énergie ? À l’aéronautique ?
L’énergie occupe dans notre académie une place particulière, car elle conditionne l’activité économique et le bien être humain ; mais elle contribue aussi largement aux émissions de gaz à effet de serre, et donc au changement climatique. Nous y consacrons, directement et indirectement, de l’ordre d’un tiers de nos travaux.
La nécessaire transition énergétique concerne bien sûr les moyens de production énergétique, mais aussi tous les usages : c’est en fait une révolution, dont les grandes composantes sont technologiques, industrielles et économiques mais aussi sociales et politiques, et qui donc est au coeur de notre mission.
Nous travaillons aussi sur les grands secteurs industriels, au nombre desquels l’aéronautique et l’espace, et nous comptons dans nos rangs des experts de ce domaine ; mais ce n’est naturellement pas pour nous une spécialité, comme c’est le cas pour l’académie éponyme, avec laquelle nous coopérons régulièrement.
Quels ont été vos principaux travaux dans ces domaines ?
Au carrefour de l’énergie et de l’aéronautique, nous avons tout récemment publié un rapport sur les carburants durables pour l’aviation, qui est présenté dans le présent numéro de votre revue. Il sera complété très prochainement par une « feuille de route » pour la mise en oeuvre de ces carburants dans ce secteur et dans celui du transport maritime, dont la problématique est similaire, ces deux secteurs représentant chacun environ 3% des émissions mondiales.
Nous montrons la faisabilité technique de ces carburants, identifions les technologies disponibles et celles dont le développement doit encore être poursuivi, et les conditions de réussite. Parmi celles-ci, la plus importante est la disponibilité de grandes quantités d’électricité décarbonée. Une autre conclusion en est que ces productions devront se faire dans de grandes unités industrielles, combinant la production d’H2 par électrolyse, la captation du CO2 qui fournit le composant carbone, et la synthèse chimique des carburants, non seulement pour supprimer le coût des transports intermédiaires, mais aussi pour optimiser le rendement énergétique.
Nous avons aussi travaillé, dans le cadre de France 2030 sur le renouveau du nucléaire. Notre académie a fait partie des quelques institutions qui ont osé rappeler régulièrement, pendant les années de doute et de flottement dans notre pays, l’importance de cette source d’énergie aux plans économique, stratégique et environnemental : Les installations nucléaires produisent une énergie décarbonée et pilotable, et avec une sécurité d’approvisionnement énergétique.
Mais nous avons toujours pris garde à ne pas opposer le nucléaire aux énergies renouvelables, elles aussi indispensables pour réussir la décarbonation. Les positions des extrémistes de l’un et l’autre camp n’ont eu comme résultat que de différer les investissements dans les deux voies.
Il faut à présent relancer la filière après une vingtaine d’années d’hésitations, avec la construction en série d’EPR2 ; l’industrie nucléaire saura profiter d’économies d’échelle si elle peut se développer dans un cadre serein, permettant de bénéficier de commandes en série, bien au-delà des six réacteurs décidés. Nous avons aussi souligné l’urgente nécessité de « refermer » le cycle du combustible, en développant une filière de réacteurs capable d’utiliser le plutonium issu du retraitement, et de fissionner l’ensemble des atomes d’uranium.
L’aéronautique et l’astronautique sont pour nous de formidables exemples de développement technologique et à ce titre les évolutions tant scientifiques, technologiques, que sociétales que nous pouvons analyser sont souvent étudiées et illustrées par ce secteur aux enjeux internationaux.
C’est ainsi que nous avons par exemple consacré en 2022 une séance sur les satellites et le « new space », ou encore en 2018-2019 un colloque et un rapport, en coopération avec l’Académie de l’Air et de l’Espace, sur la gestion des grands programmes, tirant les enseignements de l’aéronautique pour les autres secteurs.
Plus généralement quels sont vos principaux messages sur la transition énergétique et écologique, tous secteurs confondus ?
La transition actuellement nécessaire est un formidable défi, le plus grand de tous les temps, car elle se doit d’être extrêmement rapide et, par nécessité, universelle et coordonnée. Il a fallu respectivement un et deux siècles pour devenir dépendants du pétrole et du charbon ; il nous faut apprendre à nous en passer en à peine un quart de siècle.
En effet atteindre Net zéro en 2050, c’est sortir quasi intégralement des énergies fossiles. S’il reste un solde incompressible, il devra être compensé par de la captation et du stockage du CO2, dont le potentiel est par nature limité.
Pour remplacer les énergies fossiles dans leurs différents usages, il n’y a en pratique que deux voies :
• La biomasse, qui émet du CO2 mais elle l’a préalablement capté par la photosynthèse. Elle est donc « neutre en carbone » mais elle est en quantité limitée et en conflits d’usages.
• L’électricité décarbonée (renouvelable et nucléaire), qui assurera donc le gros de la conversion. En effet les sources d’énergie primaire que sont les renouvelables (éolien, hydraulique et solaire) et le nucléaire, ne sont utilisables qu’après leur conversion en électricité, si on excepte quelques usages limités sous forme de chaleur directe.
Ainsi depuis plusieurs années notre académie a régulièrement souligné que notre pays sous-estimait systématiquement et dangereusement les besoins d’électricité à l’horizon 2030 et plus encore 2050. Aujourd’hui les yeux s’ouvrent et il devient évident que le vecteur électrique sera le moyen de décarbonation le plus important :
- Soit directement dans les applications où le problème du stockage ne se pose pas, tels que le chauffage des bâtiments (PAC) ou une partie des usages industriels, ou peut être résolu relativement simplement, tels que les véhicules électriques ;
- Soit indirectement en transformant l’électricité en combustibles et carburants de synthèse :
hydrogène, SAF, méthanol, ammoniac… pour les transports (aériens, maritimes et routiers lourds) et les autres usages industriels.
Au plan européen, nous avons formulé un avis sur la politique énergétique de l’Union, dont nous avons souligné les difficultés et les impasses, par rapport à la politique nationale française, que nous soutenons. En effet, en contradiction avec les traités qui laissent à chaque État-Membre le choix de son mix énergétique, la politique européenne impose de facto son mix, en prescrivant les moyens de la décarbonation et pas seulement les objectifs correspondants, et en ne fixant aucun objectif de sécurité d’approvisionnement.
Enfin, pour assurer notre réindustrialisation, absolument nécessaire pour des raisons d’équilibres économiques, de cohésion sociale, et surtout de souveraineté, il faut une énergie décarbonée, abondante et compétitive. Comment faire dans un continent où l’énergie est chère et où de plus les
« fuites de carbone » sont non maitrisées ? La volonté d’exemplarité de l’Europe est indissociable de la mise en place d’un mécanisme cohérent et efficace d’ajustement carbone aux frontières de l’Union. Surtout face à des continents appliquant des dispositifs de soutien massifs, comme les USA (IRA) et la Chine ! ■
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