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Transmission de compétences entre générations : Quel est le point de vue des jeunes récipiendaires ?

08 mai 2019 Lettre 3AF
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1. Introduction
 
Les compétences, notamment techniques, constituent un capital crucial pour les entreprises. Beaucoup sont matérialisées par des rapports, des conférences, des cours, etc., mais le savoir-faire reste encore, en très grande partie, dans la tête du personnel. Par différents moyens, les seniors vont essayer de stocker informatiquement tout ce qui est possible en vue de transmettre ce capital aux jeunes. 
 
Maintenant, on doit se poser la question : “Comment les générations suivantes vont retrouver et assimiler ce savoir et le savoir-faire acquis au cours des carrières des seniors ?”. Ces questions se sont posées lorsque Gérard Laruelle (71 ans) a souhaité retransmettre son cours de prises d’air à un jeune spécialiste du même sujet Pierre Grenson, (Junior- 29 ans) afin de garantir le maintien des compétences françaises sur ce sujet et très concentrées sur l’ONERA. 
 
Pour supporter cette réflexion, Gérard Laruelle a confié un projet de recherche à un groupe de 5 élèves de 3e année de l’Ecole Centrale Lyon. Ils ont aidé à donner l’avis des jeunes, notamment en organisant une petite enquête basée sur 39 juniors. 
 
Notre réflexion se fera en trois temps. Dans le premier, on s’attachera à dresser les portraits robots du junior type et des seniors types. On s’intéressera ensuite aux compétences que ces derniers doivent transmettre. Enfin, on décrira la façon dont ce transfert peut être mis en œuvre. Chacun de ces points sera illustré par le témoignage de notre “ junior ” dans le contexte de son domaine d’expertise de la transmission avec deux “ seniors ” , le premier encore actif au sein de l’entreprise (n°4) et l’autre à la retraite (n°2). 
 
2. Six générations de spécialistes “ prises d’air ”, cinq vivantes
 
Notre “ junior ” , Pierre Grenson, est embauché à l’ONERA en 2016 à la suite d’études et d’une thèse à l’ISAE-SUPAERO. À son arrivée à l’Office, son poste est identifié par une thématique technique forte : les prises d’air supersoniques.
 
Les recherches sur les prises d’air ont été introduites à l’ONERA par Pierre Carrière, Directeur Scientifique de l’Aérodynamique dans les années 50/70 et enseignant très rapidement cette spécialité. Il nous a maintenant quitté mais il avait, très tôt, embauché Jacky Leynaert pour développer ce sujet. Cette thématique a effectivement pris beaucoup d’essor dans les années 1960 avec le programme franco-britannique Concorde dont Jacky Leynaert a été un des pionniers (Senior 1, 88 ans). Il a en effet su révolutionner les compétences à l’aide de son exploitation très fine de nombreux essais en soufflerie. Son concept de prise d’air supersonique a permis la réalisation et l’exploitation du Concorde.
 
À son tour, il embauche Gérard Laruelle (senior 2 - 71 ans) qui durant les années 70-80, va maintenir l’activité prises d’air avec de nombreux essais réalisés à l’ONERA. Lui et son équipe, dont François Falempin (Senior 3 - 59 ans), ont largement contribué aux programmes français de missiles à stato-réacteur (Scorpion, Modèle Probatoire, Stato Rustique, ASMP, etc.). Gérard Laruelle est maintenant à la retraite mais poursuit l’enseignement de l’aérodynamique des prises d’air avec un cours initié en 1992 pour une formation en Afrique du sud. 
 
Les années 1990-2000 ont vu démarrer et croître l’utilisation de la mécanique des fluides numérique (CFD) pour le calcul des prises d’air à laquelle a contribué Philippe Duveau (Senior 4 - 54 ans). La CFD a progressivement pris une part prépondérante par rapport aux essais en début du 21e siècle . Notre Junior et Philippe Duveau travaillent aujourd’hui sur les prises d’air d’un futur missile de croisière (horizon 2030) dans le cadre d’un PEA “ métier ” en support du programme franco-britannique FCASW (Future Cruise and Anti-Ship Weapon).
Il est important de rappeler la très forte implication de Claude Sans qui a accompagné tous les seniors, de Jacky Leynaert à Philippe Duveau, dans leurs recherches et essais sur les prises d’air. 
 
3. Portraits robots du junior et des seniors
 
Avant de s’intéresser au transfert de compétences proprement dit, il convient de dégager les caractéristiques des divers intervenants impliqués dans ces transferts, le junior et les seniors.
 
Le junior maîtrise les outils informatiques comme une seconde langue maternelle. L’emploi de cet outil pour répondre à n’importe quelle étude est automatique. En première instance, le junior recourt à Internet pour s’informer sur un sujet nouveau. Le jeune d’aujourd’hui aspire à un besoin de reconnaissance rapide. Il aime généralement bien comprendre les choses et le pourquoi de ses actions (donner du sens à son travail). On peut également constater qu’il remet plus aisément en cause l’autorité et porte rarement la cravate de ses ainés. À noter que la trajectoire professionnelle du junior actuel se caractérise par une forte mobilité, dans l’entreprise ou ailleurs, appréciée (provoquée) ou non par la hiérarchie. Le junior, baigné dans l’esprit d’échange associé à Internet, ne rechigne généralement pas à partager l’information avec ses congénères. 
 
Le senior est souvent identifié par un titre d’expert ou tout simplement par la reconnaissance de ses confrères vis-à-vis de sa spécialité. Pour les thèmes peu évolutifs (mécanique, structure, etc.), il y a travaillé de longues années et conserve toute sa vie, une bonne vue d’ensemble. Pour les thèmes très évolutifs (électronique, informatique, etc.), son expertise impose qu’il soit encore impliqué dans les actions en cours. On identifie ainsi deux types de seniors selon qu’ils sont encore opérationnels ou qu’ils conservent seulement l’expérience acquise au cours de leur carrière (fin de carrière ou retraite). On va surtout considérer ici la seconde option. Actuellement, un tel senior a très souvent un acquis fortement basé sur l’expérience et plus ou moins sur le calcul. Dans notre exemple de prises d’air, les calculs de Gérard Laruelle étaient plus que modestes, sans aucune comparaison avec la situation actuelle. Inversement, les possibilités d’essais en souffleries étaient fort nombreuses et sur des applications très variées (notamment à l’ONERA). Comme souvent l’exploitation des mesures était manuelle ; chaque point traité était choisi judicieusement en liaison forte avec la physique du phénomène considéré. 
 
On peut compléter ces portraits robots “ seniors ” par un des résultats acquis par les jeunes centraliens : leur volonté ou leur réticence à transmettre leurs acquis, notamment s’ils ne sont pas indemnisés (cas des plus de 65 ans dans les formations publiques). Une première réponse est illustrée par la figure ci-dessous.
 
4. Compétences
 
Qu’entend-on par compétences ? Et quelles compétences faut-il transmettre ? La réponse à ces questions dépend du domaine concerné. Certains sont plus sensibles que d’autres au transfert de compétences techniques. Prenons le domaine de la maintenance aéronautique ; les avions de ligne sont conçus pour rester en opération sur 3 à 4 dizaines d’années. Dans ce contexte, il est indispensable que les techniques soient transmises d’une génération à l’autre, les formations actuelles voulant notamment se limiter à la préparation du futur. Dans le domaine de la conception, les outils à la disposition de l’ingénieur ont fortement évolué. Certaines compétences sont jugées inutiles car associées à des outils considérés maintenant comme caducs (par exemple la méthode des caractéristiques en aérodynamique supersonique). Est-ce vrai si l’on veut apprendre aux jeunes le vol supersonique ? 
 
Il est difficile de définir ce que sont les compétences. Il ne s’agit pas uniquement du savoir (généralement rassemblé dans les livres, communications, cours) mais surtout du savoir-faire, c’est-à-dire du savoir que l’on est capable d’appliquer pour répondre à un besoin concret. Du point de vue d’un junior, les informations pertinentes à “ retirer ” du senior sont multiples. Tout d’abord le savoir-faire d’un senior se rapproche d’une liste des “ erreurs à ne pas faire ”. Les erreurs sont rarement consignées telles quelles dans les rapports. Vient ensuite la connaissance de l’historique et de la succession des programmes, très utile pour le junior afin de dégager la trajectoire de la thématique. Enfin, les compétences de chacun dans une entreprise sont rarement référencées (“ Qui sait quoi ?”). L’annuaire dans la tête du senior peut se révéler fort utile, dans la mesure où ce type d’annuaire existe rarement de manière physique. Certains syndicats ont déjà considéré cette approche comme de l’identification du personnel, donc non acceptable.
 
5. Transferts
 
Après avoir dressé le portrait du junior et des seniors et discuté des compétences à transmettre, on s’intéresse à la façon dont le junior sera amené à les recevoir. On peut noter ci-dessous le résultat de l’enquête de l’Ecole Centrale Lyon : comment avez-vous acquis les compétences liées à votre premier poste ? (Répartition sur 39 juniors de moins de 35 ans, voir la figure ci-dessus).
 
Plus généralement, cinq points ont pu être déjà dégagés : les supports physiques, la discussion, la pratique, le temps et la motivation. Ils sont détaillés ci-dessous et soumis au débat. 
Supports physiques (documents)
 
A l’instar des outils de conception, les supports et vecteurs de l’information ont fortement évolués (bandes magnétiques, CD-ROM, DVD, clés-USB, clusters partagés) entre la génération du junior et des premiers seniors. Le support le plus robuste vis-à-vis du temps reste indéniablement le document papier. Le volume (ou poids !) de documents transmis par le senior peut cependant devenir vite handicapant et noyer l’information la plus pertinente. Le rôle du senior ne doit donc pas se limiter à une simple transmission physique de documents, mais doit veiller à commenter l’intérêt de chacun de ceux-ci. Dans ce cadre, le senior, peut être considéré comme la “ table des matière ” ou l’ “ index intelligent ” de cette littérature, permettant au junior de rapidement trouver l’information utile.
 
Une fois transmis, la pérennité de ces supports incombe au junior. Heureusement, les technologies actuelles permettent de rapidement numériser et classer une grande quantité de documents papiers, que le junior pourra facilement partager avec ses nouveaux collègues.
 
Tout ce qui vient d’être mentionné présuppose que les documents existent. Il a donc fallu que le senior, à un moment donné, ait couché par écrit ses connaissances. Dans le domaine de la Recherche et Technologie, les travaux effectués par les ingénieurs sont généralement sanctionnés par la rédaction de rapports (plus ou moins confidentiels) et de communications (scientifiques, cours, livres). Ces dernières sont souvent les plus utiles pour le jeune récipiendaire car elles collationnent plusieurs années d’études sur un sujet et permettent une prise de recul.
 
Dans le cas où le senior n’aurait pas eu l’occasion de générer de document utile à la transmission, il convient de lui aménager suffisamment de temps pour les rédiger avant le départ à la retraite. Mais est-ce appliqué dans les entreprises ? 
 
Discussion
 
La transmission la plus simple et nécessitant le moins d’investissement pour le senior est la simple discussion avec le junior sous la forme d’entrevues planifiées. Ce genre de discussion nécessite cependant de la part du junior de venir avec une connaissance a priori du sujet (savoir) et une problématique concrète afin de cadrer les échanges. Il peut être compliqué pour le senior, comme pour le junior, de déterminer le point de départ d’une transmission s’il n’y a pas de problème concret à résoudre. 
 
Pratique
 
Un mode de transmission plus efficace est le travail commun intergénérationnel c’est-à-dire lorsque jeune et ancien travaillent ensemble sur le même projet. Ceci implique que le senior soit encore actif au sein de l’entreprise ou impliqué, sur base volontaire et bénévole (encore faut-il que cela soit légal) dans le projet. Ce mode de transmission passe par des échanges très fréquents qui dynamisent fortement le transfert.
 
Cet échange en collaboration étroite permet également au senior de comprendre le fonctionnement du junior et d’ajuster sa façon de transmettre. En contact étroit avec un jeune maîtrisant les outils numériques, le senior peut plus facilement se mettre à jour sur l’utilisation de ces derniers outils.
 
Malgré la présence du senior sur le projet, il est nécessaire que celui-ci laisse le junior se tromper (ne pas faire à la place et se limiter aux conseils ; on apprend toujours plus de ses erreurs !) et tester ses propres (parfois nouvelles !) idées. Comparativement à ce que le senior a vécu, le junior d’aujourd’hui est beaucoup moins confronté à l’approche expérimentale directe et réelle de l’objet sur lequel il travaille. L’outil numérique offre néanmoins la capacité au junior d’expérimenter, virtuellement et à moindre coût apparent, un grand nombre de configurations. Un nombre bien plus important que ce qui aurait été possible en essai et pour des configurations bien plus “ exotiques ” dont l’usinage aurait été trop couteux. Le cycle essai-erreur, carburant nécessaire pour se forger une expérience, s’en retrouve par conséquent fortement raccourci. Mais attention, cela suppose que les codes utilisés soient bien représentatifs de la physique (pour la combustion supersonique, les codes donnaient des orientations contraires aux résultats des essais !).
Attention, à ce que le conservatisme du senior ne s’oppose pas à la créativité (naïveté ?) du junior. On entend régulièrement de la bouche de certains seniors des conseils du genre : “ on a toujours fait comme ça, il faut refaire ce qui a marché ”.
 
En l’absence de possibilité d’un travail commun, la transmission d’un cours technique constitue une opportunité de donner un cadre aux échanges senior-junior.
 
Dans la pratique, une phase de transmission ne doit pas être négligée, c’est celle qui consiste pour le junior (qui devient alors senior) à expliquer une thématique nouvelle à de nouveaux juniors (par exemple nouveaux collègues), lui permettant de consolider ses propres acquis. Comprendre une chose et pouvoir l’expliquer ne requiert pas le même niveau d’assimilation de la matière. Elle nécessite notamment la capacité à prendre du recul.
 
Temps
 
Il va sans dire que la pratique nécessite du temps. Nous avons mentionné la grande envie de mobilité des juniors actuels. Pour une transmission efficace et pérenne il est nécessaire que le jeune reste en poste sur la thématique un certain nombre d’années. Au manager de s’assurer de la motivation du junior à l’accepter. Il faut néanmoins mentionner que l’expertise s’acquiert aussi par l’augmentation de sa sphère de compétences sur des sujets connexes à la thématique principale. Il permet de prendre du recul et de mieux appréhender la place de son sujet dans un système plus global.
 
 
 
Une transmission ne peut s’opérer sans le consentement des deux parties. La motivation à recevoir de l’information est évidente pour le junior. Son envie d’aller plus loin que les générations précédentes le pousse à se renseigner sur l’existant. L’exigence de performance sur étude lui demande de pouvoir rapidement trouver des réponses à ses problématiques.
 
À l’inverse, la motivation d’un senior à transmettre ses compétences n’est en général pas garantie, surtout si ce dernier est déjà parti à la retraite. Dans ce cas, le travail de transmission sera très généralement bénévole. On peut raisonnablement se poser la question : qu’a-t-il à y gagner ? Est-ce une façon de prolonger son propre travail ? L’amour de l’enseignement ? Rendre à la France ce que ses écoles et ses entreprises lui ont permis d’apprendre ? 
 
La qualité du transfert dépendra également des compétences pédagogiques du senior. Si celui-ci a pris l’habitude d’encadrer des stagiaires/apprentis ou de donner des cours, le message n’en sera que plus clair. Le senior peut aussi se motiver si le junior est jeune et fait de l’enseignement, ce qui permettra de poursuivre l’action vers d’autres et durant de nombreuses années.
 
6. Conclusion
 
Toute entreprise technologique est, à un moment donné, confrontée à la problématique de la transmission de compétences. Nous avons, dans ce travail, regroupé quelques éléments saillants d’une telle transmission à l’aide du témoignage d’un jeune récipiendaire. Après avoir constaté les différences entre le junior actuel et le senior transmettant et discuté des compétences proprement dites, nous avons mis en évidence au moins cinq points cruciaux pour une transmission efficace : la présence de supports physiques, nécessaires pour la pérennité de l’acquis, la discussion, un cadre d’application pratique (le projet intergénérationnel), le temps et enfin l’envie du senior à partager ses compétences.
 
Tout cela peut très bien s’organiser et ainsi, très bientôt, le cours sur les prises d’air de Gérard Laruelle sera repris par Pierre Grenson, et même modernisé.
 

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