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POINT DE VUE : MISSION HABITÉE VERS MARS, UN DÉFI À NOTRE PORTÉE
Article paru dans la Lettre 3AF N°3-2023
par Jean-Marc Salotti, Richard Heidmann, Philippe Clermont, Administrateurs, Association Planète Mars
LES DIFFICULTÉS DE LA MISSION
Dans le dernier numéro de notre revue, Marius Le Fèvre, l’un des pionniers les plus écoutés de l’ère spatiale en France et en Europe, présente de manière détaillée et argumentée les principales difficultés qui seraient rencontrées pour la conception et la mise en œuvre d’une mission habitée vers Mars. Globalement, nous souscrivons à l’essentiel de son inventaire, parfaitement en ligne avec les connaissances des spécialistes sur ce sujet complexe. Mais nous relevons que si les difficultés sont énoncées, les moyens pour les maîtriser sont rarement évoqués ; et en fin de compte aucune conclusion n’est clairement tirée quant à la faisabilité de la mission. Cela nous donne donc l’opportunité de revenir sur les points généralement considérés comme les plus critiques et de préciser certaines solutions, afin de restaurer un avis plus positif sur la faisabilité de l’entreprise. Nous apportons également notre point de vue sur les quelques points où nous sommes en désaccord.
• Concernant les effets associés aux séjours de longue durée en microgravité, ils sont effectivement handicapants pour une mission habitée vers Mars. Il existe cependant plusieurs solutions. La plus simple consiste à exiger des astronautes qu’ils subissent quotidiennement l’accélération d’une centrifugeuse à bras court qui serait montée dans le vaisseau, sans oublier les exercices physiques pour préserver le tonus musculaire. Il est d’ailleurs à déplorer qu’aucune centrifugeuse à bras court n’ait jamais été testée dans l’ISS, malgré une demande japonaise récurrente.
• Concernant les radiations, elles seraient effectivement relativement élevées, principalement durant les transferts interplanétaires. Toutefois, on peut se prémunir du danger principal, les flux de protons solaires évoqués par l’auteur avec des protections relativement simples (réserves d’eau dans les parois, panneaux de polyéthylène) et le total des radiations reçues resterait dans les limites tolérées pour l’ISS. Le problème des radiations n’a d’ailleurs jamais été perçu comme un « showstopper » par la NASA. L’instrument RAD de Curiosity a fourni d’ailleurs des données objectives pendant le voyage.
• L’argumentation de l’auteur repose en certains points sur les scénarios de la NASA publiés en 2009 et 2014 (références [1] et [2]). Sur cette base, il a raison d’écrire qu’il y aurait de grandes difficultés à mettre en œuvre la mission martienne. Cependant, depuis plusieurs années déjà, ces scénarios ont été critiqués par les spécialistes d’astronautique (référence [3]), ainsi que par d’autres membres de la NASA, qui ont organisé des conférences « Affording Mars », entraînant pratiquement un clivage au sein de l’agence (référence [4]). Lorsque l’auteur évoque par exemple une charge utile de 1250 tonnes à placer en orbite basse, ou un atterrisseur de 80 tonnes, il se base sur ce rapport de la NASA largement décrié. Sans rentrer dans le détail, les critiques de ce scénario sont basées sur le fait que la NASA a évalué de manière biaisée plusieurs scénarios basés sur des systèmes de propulsion interplanétaire différents (nucléaire thermique, solaire électrique, nucléaire électrique, et chimique). Or, pour faciliter les comparaisons, la NASA a établi un scénario de base dans lequel le même vaisseau interplanétaire était utilisé pour l’aller et le retour. Le problème, c’est qu’en imposant un tel cadre pour l’option avec propulsion chimique, cela conduit immanquablement à d’immenses réservoirs, à l’assemblage d’un grand vaisseau en orbite basse, à l’impossibilité d’exploiter l’aérocapture pour la mise en orbite martienne, ce qui génère un besoin encore plus grand en propergol, une multiplication de lanceurs lourds, et aboutit finalement à un scénario terriblement compliqué. Ce qui est extrêmement dommage, c’est qu’il existe d’autres options en tout chimique qui sont nettement plus simples que le scénario présenté dans ce rapport. Citons en particulier le concept Mars semi-direct, qui nécessiterait seulement 5 lancements lourds pour environ 500 tonnes de charge utile à lancer, sans assemblage en orbite, pour un coût bien plus faible et une préparation beaucoup plus courte (référence [5]). L’idée est de privilégier l’aérocapture pour économiser du propergol et de faire atterrir directement le vaisseau sur Mars, où serait présent un habitat préalablement acheminé. On aurait donc un aller direct vers la surface et un retour en deux étapes, la première consistant en un retour en orbite martienne avec un petit module de remontée, et la deuxième en un transfert de l’équipage dans un vaisseau plus grand avec le plein d’ergols pour revenir vers la Terre. Il existe aussi le concept direct en tout chimique proposé par SpaceX, inspiré partiellement du concept Mars Direct de Robert Zubrin (Mars Society) (référence [6]), avec un nombre de passagers potentiellement très important. Il est basé sur une seule navette, réutilisable, réalisant l’aller et le retour, mais supposée pouvoir se ravitailler en propergol produit in situ. Ce concept doit faire ses preuves, mais même revu à la baisse, il resterait extrêmement compétitif sur le plan logistique et financier relativement aux scénarios de la NASA et les premiers essais terrestres ont eu lieu (SpaceX Starship).
• Concernant la nécessité d’un écosystème autonome évoquée par l’auteur, ce n’est en fait qu’une option, plutôt envisagée pour une base permanente, mais pas pour les premières missions martiennes. Rappelons qu’il existe deux façons de contrôler les paramètres environnementaux tels que les quantités d’oxygène et de gaz carbonique, la pression et la température. La première s’appuie sur des moyens artificiels, typiquement des réactions électrochimiques (production d’oxygène par électrolyse de l’eau par exemple) et des filtres, et la seconde exploite les systèmes biologiques, par exemple la photosynthèse pour produire de l’oxygène. Pour les premières missions martiennes, ce sont les systèmes artificiels qui seront utilisés en priorité, car on les maîtrise parfaitement, ce qui n’est pas le cas des systèmes biologiques, comme en témoigne la fameuse expérience de Biosphère 2 citée. Eventuellement, il pourrait y avoir à la fois des systèmes artificiels et naturels, par exemple pour le recyclage des eaux usées (projet MELISSA de l’ESA).
• Dernier point, l’auteur a raison de souligner les difficultés psychologiques d’un voyage habité vers Mars. Toutefois, au moins pour les premières missions, il est prévu que les astronautes soient sélectionnés sur des critères multiples, notamment les compétences comportementales et la robustesse psychologique, et qu’ils suivent ensuite un entraînement poussé en équipe, afin de vérifier la compatibilité des caractères et de préparer le voyage martien dans les meilleures conditions. Cela ne garantit pas que tout se passera bien, mais les risques seront malgré tout fortement réduits par rapport à une groupe humain quelconque. Ce sujet est l’objectif principal des expérimentations sur Terre (« simulations analogues »), pratiquées à MDRS dans l’Utah (Mars Society), Concordia, Mars 500, HiSeas,…
VERS UN BOULEVERSEMENT DE LA DONNE ASTRONAUTIQUE ?
On comprend que le niveau des difficultés du projet ait pu faire reculer les décideurs. Au cours du demi-siècle post-Apollo, se sont succédées, au gré des présidences, une série de décisions positives de lancement du programme, alternant avec autant d’annulations !
Actuellement (mi-2023) nos ambitions astronautiques sont structurées par le programme Artemis (auquel l’ESA participe) qui, après une première étape lunaire, se donne comme objectif à terme l’atteinte de Mars. Bien qu’entouré d’incertitudes, concernant les échéances, le financement, le développement des équipements planétaires ou la définition précise des objectifs et des phases, Artemis marque assurément le retour de l’exploration spatiale humaine sur l’agenda des principaux acteurs. La Chine a d’ailleurs annoncé une ambition similaire à l’horizon de la décennie 2030 (le programme chinois a été annoncé en juin 2021, lors de la conférence GLEX à Moscou). Les Émirats Arables Unis ont également annoncé une ambition à un terme plus lointain.
Or, à ce même moment, un élément majeur de la conception du transport spatial vient bouleverser la donne. En 2016, la société SpaceX s’est lancée dans l’ambitieux défi de développer un système récupérable et rapidement réutilisable, à coûts de fabrication et d’opérations drastiquement réduits (d’un facteur 10 ?), capable de déposer sur Mars (ou sur la Lune) une charge utile de 100-150 tonnes, y compris des passagers (programme Starship). Beaucoup de difficultés restent à surmonter, sachant que l’étape du premier essai en vol vient seulement d’être franchie ; SpaceX est loin d’avoir défini et vérifié l’ensemble des choix techniques et des moyens qui permettront de passer à la phase opérationnelle, et son calendrier reste sujet à caution. Pour autant, on peut être optimiste, du fait des tes engrangées en 20 ans par l’entreprise (récupération, réutilisation, vaisseau de transfert orbite basse, cargo et habitée) et du fait de la confiance manifestée par la NASA (et par les investisseurs). Cette confiance s’est encore manifestée dernièrement par la sélection de la proposition SpaceX pour le véhicule devant assurer la descente des astronautes d’Artemis sur le sol lunaire ; un soutien de bon augure pour l’avenir du projet martien.
Si cette nouvelle génération de véhicules de transport spatial (la Chine projetterait un clone de Starship) parvient à maturité et tient ses promesses en matière de coûts, la donne de l’astronautique en sera profondément modifiée. En effet, les coûts - de développement et d’opération - sont, avec la sécurité, au premier rang des critères et contraignent sévèrement l’ambition des spécifications ; or le coût des lanceurs lourds traditionnels représente une part importante du coût global d’une mission (ordres de grandeur pour une mission type DRM : 5 lancements à plus d’un milliard $). Une telle évolution permettrait d’améliorer le projet, soit en en réduisant les coûts, soit, à budgets donnés, en offrant des possibilités de gains sur les critères guidant la conception, à savoir principalement la masse totale de charge utile et tout ce qui joue sur la sécurité : masse des équipements redondés et des stocks de consommables, durée des transferts (dose de radiations) et, plus globalement, architecture de la mission, dont les choix d’options ont un impact important sur la sécurité ; par exemple : schéma « split », avec pré positionnement du maximum de moyens, constitution d’une réserve planétaire de secours, mission « doublon » où deux ensembles identiques partent de conserve… Il est prévisible que le critère sécurité pousse à la mise en œuvre d’un système de transport au coût optimisé.
EN CONCLUSION
Les difficultés du projet martien, dont l’auteur fournit une analyse pertinente, peuvent faire douter de son réalisme, même si aucun des obstacles mis en exergue n’est jugé insurmontable. Une décision de participer ou pas dépend de l’évaluation des budgets requis, des risques encourus et des bénéfices attendus, en veillant à placer la réflexion au niveau des conséquences sociétales et politiques, y compris géostratégiques.
« We choose to go to the Moon in this decade, and do other things, not because they are easy, but because they are hard… » Discours du président Kennedy annonçant le lancement du programme Apollo, septembre 1962.
« Dare mighty things » Devise du Jet Propulsion Laboratory.
« It will take a thousand years for the Frontier to reach the Pacific » Thomas Jefferson, président des États-Unis, ~1800 au sujet de la liaison Côte Est, Côte Ouest (ignorant la rupture technologique imminente introduite par le chemin de fer).
Références
[1] G. Drake ed., Mars Architecture Steering Group, 1st Addendum of the Human Exploration of Mars, Design Reference Architecture 5.0, NASA Johnson Space Center, 2009.
[2] G. Drake ed., Mars Architecture Steering Group, 2nd Addendum of the Human Exploration of Mars, Design Reference Architecture 5.0, NASA Johnson Space Center, 2014.
[3] G. Genta and J.M. Salotti (ed.), Global Human Mars System Missions Exploration, Goals, Requirements and Technologies, Cosmic Study of the International Academy of Astronautics, January 2016.
[4] Mars Affordability and Sustainability Workshop, NASA Caltech, Pasadena (California), 14-16 October 2014.
[5] J.M. Salotti, Robust, affordable, semi-direct Mars mission, Acta Astronautica, Volume 127, October– November 2016, pages 235–248, 2016.
[6] Robert Zubrin, « The case for Mars », traduction française APM, avant-propos Patrick Baudry : « Cap sur Mars ». Éditions Henri Goursau. ISBN 0684835509.
AU SUJET DE L’ASSOCIATION PLANÈTE MARS Fondée en 1999 juste après la Mars Society US, l’Association Planète Mars est la branche française de la Mars Society. *
Ses présidents ont été successivement Richard Heidmann, Alain Souchier, et Philippe Clermont depuis 2018. Elle est dirigée et animée par un Conseil d’administration de douze membres. Elle a pour objectif de promouvoir :
• Une exploration de Mars résolue, consistante et équilibrée (robotique et humaine), au profit des multiples domaines scientifiques concernés et à celui de la préparation du séjour de l’homme sur cette planète (études des ressources et de leur exploitation, effets et maîtrise de l’environnement…). *
• L’accession de l’homme à ce monde, à ce nouveau champ de savoir et d’action pour l’humanité. • La poursuite de ces efforts en coopération internationale, une telle entreprise constituant un outil politique de choix pour le développement en harmonie des nations et ne pouvant se concevoir qu’à l’échelle, au nom et au profit de l’humanité tout entière. *
• Une participation majeure de la France et de l’Europe. Pour cela, elle publie un bulletin trimestriel, organise des conférences et des expositions pour le grand public ou des entreprises, édite ou traduit des ouvrages, assure le tutorat de stages d’étudiants dans l’enseignement supérieur, publie des monographies et organise des webinaires avec des experts du secteur.
L’Association est également présente sur les réseaux Youtube, Facebook, Twitter et LinkedIn. https://planete-mars.com/ https://www.youtube.com/user/AssoPlaneteMars Ouvrage de référence, préfacé par Thomas Pesquet : Embarquement pour Mars, 3e édition, Éditions A2C Medias – ISBN 9782916831497. ■
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